Attentats du 13-Novembre: «Nous ne sommes pas tous armés de la même façon face au traumatisme»
Une équipe de recherche de l’Inserm travaille depuis dix ans sur les mécanismes d’oubli, afin de mieux comprendre pourquoi certaines victimes souffrent de stress post-traumatique, et comment mieux les prendre en charge. Entretien avec le chercheur Pierre Gagnepain.
Pourquoi certaines personnes revivent-elles de manière chronique et douloureuse un événement traumatique, alors que d’autres parviennent à bloquer des souvenirs négatifs ? C’est pour répondre à cette question que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a lancé l’étude « Remember », dans le cadre du vaste programme de recherche inter-disciplinaire sur les attentats du 13 novembre 2015. Associant 120 participants exposés aux attentats, et 72 personnes non exposées, cette étude a étudié les mécanismes de la mémoire et de l’oubli à travers l’imagerie cérébrale.
Leurs premières conclusions permettent d’éclairer notre compréhension du trouble de stress post-traumatique, et d’ouvrir la voie à de nouveaux traitements. Entretien avec Pierre Gagnepain, responsable scientifique du programme.
Comment est né ce programme Remember ?
En tant que chercheurs, nous sommes nombreux à nous être sentis démunis face aux attentats du 13 novembre 2015. Peu après les attaques, Alain Fuchs, qui était à l’époque le PDG du CNRS [NDLR : Centre national de recherche scientifique] a écrit une lettre dans laquelle il disait que la recherche devait se mobiliser pour essayer de répondre à la terreur par la connaissance et la science. Je venais personnellement d’être recruté à l’Inserm et je travaillais sur les mécanismes d’oubli. J’avais donc l’ambition d’essayer de mieux comprendre pourquoi certaines personnes développaient un trouble du stress post-traumatique, alors que d’autres réussissaient à être « résilientes ».
En quoi les attentats de Paris se prêtaient-ils particulièrement à cet objet d’étude ?
La plupart des connaissances que nous avons sur la mémoire viennent des modèles animaux. Chez l’humain, beaucoup d’études ont été faites, mais pas dans des situations permettant d’obtenir des conclusions claires. Souvent, les scientifiques rencontrent les personnes longtemps après leur traumatisme. Il est aussi difficile de travailler avec des groupes ayant vécu le même type de traumatisme. Ces personnes ne sont, de plus, pas toujours suivies sur le long terme. Parce que toutes ces conditions-là ne sont que très rarement réunies dans une étude, nous avons ressenti le devoir de répondre à ces questionnements-là.
Que cherchiez-vous à observer à travers ce programme ?
La caractéristique principale du trouble de stress post-traumatique, c’est la mémoire intrusive : des flashs qui donnent à la personne le sentiment qu’elle revit l’instant traumatique. Ces images qui lui reviennent font extrêmement peur. Les personnes ont en quelque sorte une mémoire exacerbée. Pour l’expliquer, la plupart des modèles proposaient une explication liée à un déficit d’apprentissage ou un déficit de mise à jour de la mémoire. Si, par exemple, vous descendez dans votre cuisine et voyez une araignée, la peur qu’elle provoque éventuellement en vous va laisser une trace dans votre mémoire. Quand vous allez redescendre dans la cuisine le lendemain, vous allez de nouveau avoir l’image de l’araignée qui revient à votre esprit. Vous allez de nouveau avoir peur, mais votre cerveau va se rendre compte que l’araignée n’est plus là, la mémoire va apprendre, et se mettre à jour. Vous allez oublier en apprenant de nouvelles situations, de nouveaux contextes qui sont sans danger pour vous. Le modèle théorique dominant jusqu’ici était de dire que lorsqu’on développe une mémoire traumatique, c’est parce que le cerveau n’arrive plus à apprendre que la situation est de nouveau sans danger. Nous avons proposé une hypothèse complémentaire et alternative à celle-ci, consistant à dire que le développement de la mémoire traumatique est lié à une altération du mécanisme de contrôle des images intrusives qui provoque normalement leur oubli.
Comment avez-vous procédé ?
Il y a des mécanismes dans le cerveau qui permettent d’oublier, de bloquer ces images intrusives, de les contrer et, ce faisant, de les rendre moins vives. L’image intrusive pénètre votre conscience de façon involontaire et non désirée. Et c’est surtout ce caractère involontaire et interférant qui déclenche la nécessité de la bloquer. Si vous êtes en train d’écrire un mail et que vous pensez tout d’un coup à vos souvenirs de vacances, vous allez avoir besoin d’un mécanisme pour ignorer ce souvenir et vous reconcentrer sur ce que vous êtes en train de faire. Ce mécanisme d’arrêt nous permet de bloquer notre mémoire, quand celle-ci interfère avec ce qu’on doit faire, ou quand elle est tellement effrayante ou désagréable qu’elle nous plonge dans des états émotionnels négatifs. Ce frein peut être utilisé de manière assez banale, sans faire appel à des situations négatives. Nous avons fait apprendre par cœur aux participants de l’étude des paires de stimuli entre un mot et une image. De telle sorte que si je vous montre le mot, vous avez l’image qui surgit à l’esprit de façon automatique. Nous avons utilisé des images neutres : ballons, chaises, tables, etc. Une fois que ces personnes avaient appris par cœur ces liens, nous les avons mises sous une caméra IRM et avons mesuré l’activité du cerveau quand elles essayaient de bloquer ces images. Nous leur avons dit : » Je vous montre le mot qui vous rappelle une image et vous allez tout faire pour empêcher l’image de pénétrer votre esprit en maintenant votre attention sur le mot « . On est ainsi capables de mesurer l’activité dans les réseaux du cerveau mobilisés pour contrer l’apparition de ces images-là.
Qu’en concluez-vous ?
Ce qu’on a observé, c’est que les personnes qui étaient résilientes, c’est-à-dire qui n’avaient pas du tout développé de symptômes après les attaques, avaient cette capacité d’inhibition qui était largement préservée et qui fonctionnait de façon très efficace. Les régions de contrôle, qui sont en quelque sorte le régulateur du système de frein, vont se connecter aux régions de la mémoire de telle sorte à interrompre leur activité. Ce premier résultat suggérait un nouveau modèle explicatif du trouble de stress post-traumatique : les personnes n’oublient pas uniquement parce qu’elles apprennent mal, mais parce que le mécanisme de contrôle des souvenirs fonctionne mal.
Pourquoi certaines personnes sont-elles plus concernées que d’autres ?
Nous allons tous réagir de manière différente si nous sommes exposés à un trauma. En fonction de ces mécanismes d’inhibition, nous serons plus ou moins armés pour nous défendre contre les effets négatifs du traumatisme sur notre cerveau. De manière générale, le cerveau est doté d’une certaine plasticité : il va tout faire pour essayer de revenir à son état naturel, à son état de base, celui qui consiste à ne pas être stressé. S’il arrive à mettre en place ce mécanisme d’inhibition, il va revenir à un niveau moins stressant pour la personne, avec moins de conséquences pour sa santé. S’il n’y arrive pas, cela va provoquer un effet « boule de neige » et toute la chaîne de symptômes va s’aggraver, le trouble va se chroniciser, c’est-à-dire qu’il va se maintenir dans le temps. À ce moment-là, la difficulté est que même les traitements vont commencer à avoir moins d’effet.
De quelle manière votre étude ouvre-t-elle justement la voie à de nouveaux traitements ?
Les traitements actuels sont très focalisés sur le fait de désapprendre la peur par le biais de la réexposition aux traumatismes. Ils fonctionnent sur ce principe que le cerveau doit mettre à jour sa mémoire. Cependant, il est parfois compliqué de le mettre en place en situation clinique, précisément parce que les gens ont beaucoup de mal à revivre les événements qu’ils ont vécus. De plus, ces mécanismes ne fonctionnent parfois pas toujours de façon optimale. Nos études suggèrent donc une nouvelle piste de traitements, basés sur le système de contrôle de la mémoire et de l’inhibition, et complètement indépendants du traumatisme. Le système de frein de la mémoire permet de freiner les souvenirs, qu’ils soient négatifs ou pas. On peut essayer de le stimuler sans avoir recours à ce qui nous a traumatisé. Cela peut être des stimulations, du « neurotraining » ou des stimulations cognitives, dans l’idée de réentraîner le système de contrôle.
Quelle suite envisagez-vous pour le programme Remember ?
Nous prolongeons nos recherches en incluant de nouvelles séquences tomographiques [imagerie médicale] qui se focalisent sur des récepteurs localisés dans l’hippocampe permettant justement d’inhiber la mémoire. Nous employons le même protocole, mais en réalisant un “zoom” sur ces récepteurs pour voir si le déficit d’inhibition provient de là.

