Russie en Afrique: Al-Khadim, plaque tournante de l’armement russe pour le Sahel (2/2)

Alors que Wagner a annoncé son départ du Mali vendredi 6 juin, la Russie poursuit le renforcement de sa présence militaire en Afrique. Le Kremlin a relancé ses relations avec la Libye, et s’appuie sur la base d’Al-Khadim, près de Benghazi, pour acheminer du matériel par voie aérienne. La cellule Info Vérif de RFI est parvenue à reconstituer le circuit complet d’un avion-cargo géant russe, depuis la base de Hmeimin près de Lattaquié en Syrie, jusqu’au Sahel, en passant par la Libye.

Par :Olivier Fourt – RFI

Nous sommes le 16 mai 2025. Dans l’après-midi, un Antonov-124 quitte la base de Hmeimin en Syrie, en direction de l’Afrique. À ce jour, c’est le dernier avion géant à avoir quitté cette base située près de Lattaquié. Il s’agit là du dernier épisode en date, d’un vaste redéploiement forcé pour l’armée russe après le changement de régime à Damas.

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L’avion que nous avons pisté est un habitué des aéroports africains. L’Antonov-124 a été conçu pour emporter de lourdes charges volumineuses (jusqu’à 100 tonnes et plus), mais il nécessite de longues pistes bétonnées. En 2025, l’Ukraine et la Russie se partagent l’essentiel du parc mondial d’An-124. Au total, il resterait une vingtaine d’avions de ce type en service dans le monde.

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Un opérateur aérien a particulièrement retenu notre attention : la 224ᵉ brigade aérienne. Cette compagnie aérienne est, en réalité, une filiale du ministère russe de la Défense. De nombreux clients, privés ou étatiques (dont l’armée française), ont fait appel à ses services pour des missions de transport aérien hors-norme, avant que la flotte de cette unité ne soit placée sous sanctions internationales. Sur leur site internet, l’historique des missions n’est plus mis à jour depuis 2014.

Parmi les appareils de sa flotte figure l’avion codé RA-82030. Il figure au registre des avions civils. Fin mai, comme l’indiquent les données du site de tracking Flight Radar 24, il a effectué un périple de près de 10 000 km entre la Syrie et l’Afrique Sub-Saharienne. Entre-temps, cet avion a fait escale sur la base libyenne d’Al-Khadim, située à une centaine de kilomètres à l’est de Benghazi, la capitale de Cyrénaïque, région aux mains du maréchal Haftar, soutenu par la Russie.

L'Antonov-124 (RA-82030) après son départ de Hmeimim (Syrie), à destination de la base d'Al-Khadim, en Libye.
L’Antonov-124 (RA-82030) après son départ de Hmeimim (Syrie), à destination de la base d’Al-Khadim, en Libye. © FlightRadar24

Transfert de matériel vers l’Afrique

Suivre la trace des avions décollant de Hmeimin n’est pas simple. En effet, si l’on s’en réfère aux relevés disponibles en sources ouvertes, l’équipage semble régulièrement couper son transpondeur. Ainsi, l’avion-cargo russe apparaît sur les écrans, le 16 mai 2025, à 15 h 17, à quelques dizaines de kilomètres de la base russe en Syrie.

Les paramètres de vol, vitesse et altitude, à proximité de Lattaquié au moment où les données sont transmises, semblent confirmer que l’avion a décollé de cet aéroport. L’énorme Antonov va progressivement passer de 5 500 pieds à 29 000 pieds. Il est donc visiblement en phase de montée, vers son altitude de croisière.

La vitesse et l'altitude montrent que l'appareil est en phase de montée après son décollage de la base de Hmeimim (Syrie).
La vitesse et l’altitude montrent que l’appareil est en phase de montée après son décollage de la base de Hmeimim. © FlightRadar24/ Montage RFI

L’équipage brouille les pistes

Problème, moins d’une heure plus tard, les sites de tracking en ligne perdent sa trace. L’An-124 est alors au nord de l’Égypte, et fait route vers le sud-ouest. Pour expliquer ces coupures, nous avons contacté un ingénieur aéronautique. Il explique comment les données de localisation peuvent subitement disparaître : « La fonction “Automatic dependent surveillance-broadcast” (AIS) du transpondeur peut être coupée, ce qui n’est pas très prudent si l’équipage vole aux États-Unis, dans l’Union européenne et quelques autres pays. Mais ce n’est pas illégal du moment que le mode S (mode de communication entre avions) du transpondeur est maintenu ».

« Il se peut aussi que l’avion traverse tout simplement des zones blanches en termes de récepteurs ADS-B connectés aux plateformes de tracking. Dans le cas présent, cela ressemble beaucoup à une coupure intentionnelle. C’est assez classique. De plus, l’avion est au-dessus de la Méditerranée et l’espace n’est pas congestionné, personne ne va venir protester », ajoute l’expert.

Le nœud logistique d’Al-Khadim

Afin de mieux connaître les habitudes des pilotes russes dans la région, la cellule Info Vérif a analysé les relevés des vols précédents : provenance, destination, altitude, route suivie. Nous constatons qu’un événement identique s’est produit le 4 mai dernier, sur le même avion, au départ de Syrie. Élément intéressant ce jour-là, le tracé réapparaît plus tard à proximité immédiate de la base libyenne d’Al Khadim.

Lors d'un précédent vol, le signal du même appareil avait disparu après son décollage de Hmeimim (Syrie), pour réapparaître à proximité d'Al-Khadim (Libye).
Lors d’un précédent vol, le signal du même appareil avait disparu après son décollage de Hmeimim (Syrie), pour réapparaître à proximité d’Al-Khadim (Libye). © FlightRadar24/ Montage RFI

Après vérification, de nombreuses informations en sources ouvertes laissent penser qu’il se passe beaucoup de choses depuis quelques mois sur cette base. En début d’année, le journal Le Monde avait documenté pas moins de huit vols entre décembre 2024 et janvier 2025 entre Hmeimin en Syrie, et Al-Khadim en Libye.

Nous avons cherché à en savoir plus. En passant en revue les chaînes Telegram proches du groupe Wagner et d’Africa Corps, nous avons retrouvé la trace de livraisons d’armements russes sur le terrain d’Al-Khadim, dont des armes lourdes et des blindés du même type que ceux employés par la Russie en Syrie.

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Sur cette publication Telegram, on peut lire le commentaire suivant : « Nouvelles organisations. Nouvelle technologie. Vieux lieux. Souvenez-vous de vos racines ! ». L’auteur fait probablement référence aux premiers déploiements de Wagner en Libye en 2018, ou bien à la période de la guerre froide ou l’armée libyenne alignait du matériel soviétique. Nous avons précisément géolocalisé cette vidéo, prise juste devant les hangars de la base d’Al-Khadim.

Panorama de la vidéo permettant d'avoir une meilleure vision de l'environnement. Cette pratique facilite la géolocalisation.
Panorama de la vidéo permettant d’avoir une meilleure vision de l’environnement. Cette pratique facilite la géolocalisation. © Captures d’écran/ montage RFI
La scène se déroule devant ces hangars de la base d'Al-Khadim, en Libye. Coordonnées : 31.999064520985577, 21.20060010227619.
La scène se déroule devant ces hangars de la base d’Al-Khadim, en Libye. Coordonnées : 31.999064520985577, 21.20060010227619. © Google Earth/ Montage RFI

Grâce à un travail de géolocalisation sur une autre vidéo diffusée sur Telegram, prise depuis le cockpit d’un appareil de transport, nous pouvons confirmer l’utilisation de ce terrain par des avions-cargos russes.

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L'analyse du cockpit montre qu'il s'agit d'un avion de transport Iliouchine Il-76, se posant sur la base d'Al-Khadim, en Libye.
L’analyse du cockpit montre qu’il s’agit d’un avion de transport Iliouchine Il-76, se posant sur la base d’Al-Khadim, en Libye. © Captures d’écran/ Montage RFI

Pour Lou Osborn, membre du collectif All Eyes On Wagner, cette présence s’explique par un rapprochement entre Moscou et Benghazi : « Depuis la mort d’Evgueni Prigojine, à partir de septembre 2023, les liens se sont raffermis entre le maréchal Khalifa Haftar et le Kremlin (…) Il y a eu un effort sur cette zone au moment du désengagement en Syrie. On a vu une espèce de ballet logistique d’avions russes vers la Libye. Il y a un rapprochement assez fort, politique et militaire, entre la Libye, celle de Haftar et le Kremlin ».

« Il y a aussi une volonté de Moscou d’essayer de tisser des liens avec le gouvernement officiel reconnu de Tripoli, avec l’ouverture d’ambassades avec des équipes diplomatiques à la fois en Libye, mais aussi en Algérie, en Tunisie qui sont très au fait de ce qui se passe dans la région, avec des attachés militaires, notamment en Algérie, qui font des allers-retours en Libye », ajoute l’experte.

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L’An-124 en images

Alors finalement, l’Antonov-124 (RA-82030) s’est-il posé le 16 mai sur la base d’Al Khadim ? Après la coupure probable de son transpondeur, il est difficile de le confirmer en utilisant uniquement des sites de tracking en ligne. RFI a donc fait appel à la société Maxar. Il s’agit d’une entreprise nord-américaine spécialisée dans l’observation de la Terre, et qui offre des services dans l’imagerie spatiale. Le 18 mai, deux jours après le départ de Syrie, l’avion que nous cherchons est bien stationné sur la piste d’Al Khadim. Aucun autre appareil du même type n’a été signalé au même moment dans la zone.

Sur cette image satellite de la base d'Al-Khadim, du 18 mai 2025, on retrouve l'An-124 que nous recherchons, photographié sur la piste (en bas à gauche).
Sur cette image satellite de la base d’Al-Khadim, du 18 mai 2025, on retrouve l’An-124 que nous recherchons, photographié sur la piste (en bas à gauche). © Satellite image – 2025 Maxar Technologies.
Gros plan sur l'Antonov-124, sur la base d'Al-Khadim, le 18 mai 2025.
Gros plan sur l’Antonov-124, sur la base d’Al-Khadim, le 18 mai 2025. © Satellite image – 2025 Maxar Technologies.

Livraison aux pays de l’AES

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Ce n’est pas tout, car l’appareil va poursuivre sa route en Afrique. Successivement, il va se rendre à Bamako et à Ouagadougou, entre le 20 et le 26 mai, avant de remettre enfin le cap vers la Russie.

Du 20 au 26 mai au moins, l'An-124 était présent dans les pays du Sahel.
Du 20 au 26 mai au moins, l’An-124 était présent dans les pays du Sahel. © FlightRadar24/ Montage RFI

Nous ne sommes pas en mesure de déterminer quel matériel a été déchargé ou embarqué. Par le passé, ces gros porteurs ont livré, des avions, des hélicoptères, des radars et des systèmes sol-air, aux pays de l’AES notamment.

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La soute de l’appareil est suffisamment vaste pour pouvoir transporter plusieurs aéronefs ou blindés sans avoir besoin de les démonter totalement. Le périple du RA-82030 démontre, en tout cas, que la Russie a su réorganiser son dispositif outre-mer et qu’elle peut s’appuyer sur un réseau de bases en Afrique pour assurer la montée en puissance d’Africa Corps, ou fournir un soutien plus large à ses alliés régionaux.

Début juin, le RA-82030 réapparaît sur les écrans radars avec une liaison entre la Russie et l’Afrique du Nord / Moyen-Orient.

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