Roland-Garros: de la Coupe Davis aux Internationaux de France, une histoire de terre battue
Chaque année, à la fin du mois de mai, la France se fige devant ses récepteurs de télévision au rythme du « plop » lancinant des balles de tennis glissant sur la terre battue rouge de Roland-Garros. Championnes et champions du monde entier vont s’opposer quinze jours durant sous les yeux d’un public exigeant et parfois volubile. Voilà l’occasion de revenir sur l’histoire d’un tournoi et d’une enceinte parisienne devenus au fil du temps emblématiques du tennis mondial : les Internationaux de France.
Par :Marc Verney – RFI
Inventé en 1874 par un Britannique, le major Walter Clopton Wingfield, le lawn tennis débarque en France à la fin du XIXe siècle dans le sillage des touristes anglais qui séjournent aux beaux jours le long des côtes de l’Hexagone. D’ailleurs, la « terre battue », en fait une fine couche de brique pilée, est une idée de joueurs britanniques en 1880, sur la Côte d’Azur, qui se désespéraient de voir leur courts en gazon se dessécher sous le soleil. Très rapidement, les Français s’enthousiasment aussi pour le lawn tennis. C’est en 1891 à Paris que la première édition d’un « championnat de France de tennis » se tient sur les courts du Racing Club de France, dans le bois de Boulogne. C’est un Britannique du nom de Briggs qui l’emporte devant une petite dizaine de spectateurs, « choisis et fins connaisseurs », à en croire le bulletin de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), qui a en charge l’organisation du tournoi. S’il s’ouvre aux femmes en 1897 (elles sont trois !), le tournoi est encore réservé (jusqu’en 1924) aux joueurs hexagonaux et aux licenciés étrangers des clubs français. Les héros de ces années-là sont Français et s’appellent Vacherot, Aymé, Germot, mais surtout Decugis, qui gagnera l’épreuve huit fois en simple, quatorze fois en double et sept fois en mixte.
Stars et «Mousquetaires»
En 1912, Duane Williams, Américain passionné de tennis et de culture française soumet aux dirigeants de l’USFSA l’idée de lancer, parallèlement à la compétition hexagonale du bois de Boulogne, un championnat du monde sur terre battue à même de concurrencer la grande épreuve de Wimbledon, qui se joue déjà sur une surface gazonnée. Joués à la Faisanderie (Saint-Cloud) sur des terrains appartenant au Stade français, ces championnats font, dès leur première édition, de l’ombre à la compétition nationale. C’est dans ce contexte, qu’apparaît, juste avant la Première Guerre mondiale, la première « star » féminine du tennis français : Suzanne Lenglen. Échouant d’un cheveu face à Marguerite Broquedis au championnat de France 1914, Lenglen éblouit les spectateurs des championnats du monde quelques semaines plus tard en remportant la finale devant Germaine Golding.
En 1925, à la suite d’une vaste réorganisation du tennis mondial, Paris gagne le droit d’organiser de manière pérenne une compétition internationale sur terre battue au côté des Britanniques (Wimbledon), des Américains (Forest-Hill) et des Australiens. L’épreuve nationale s’ouvre alors aux joueurs non issus de clubs français et rend inutile le championnat du monde. C’est le vrai début des Internationaux de France, qui sont organisés conjointement par le Racing Club de France et le Stade français. Dans les années vingt, l’Hexagone admire quatre tennismen exceptionnels, Henri Cochet, René Lacoste, Jean Borotra et Jacques Brugnon. Surnommés les «Mousquetaires» par un public qui les adule, ils vont rafler tous les honneurs dans les compétitions mondiales et surtout gagner la Coupe Davis en 1927 à Philadelphie face aux Américains emmenés par William Tilden. C’est la grande époque du tennis français.
Roland-Garros, un stade pour la Coupe Davis
Il faut donc d’urgence construire un stade pour accueillir la revanche de 1928. Ce sera une enceinte de 3,25 ha bâtie en bordure du bois de Boulogne, non loin de la porte d’Auteuil sur un terrain concédé par la ville de Paris. Le projet est mené conjointement par les présidents du Stade français et du Racing Club de France, Pierre Gillou et Emile Lesieur. Le nom du lieu est choisi par ce dernier : ce sera Roland-Garros, du nom d’un ami aviateur, as de la chasse hexagonale durant la Première Guerre mondiale, tombé en 1918 à Vouziers, dans les Ardennes. C’est donc là, dans cet espace idéalement situé à l’ouest de la capitale, que se déroulent les Internationaux de France depuis 1928.
Dans les années trente, à côté des Mousquetaires vieillissants, les champions français de Roland-Garros ont pour nom Marcel Bernard ou Christian Boussus; mais ce sont les matchs pleins de suspense entre l’Anglais Fred Perry et l’Allemand Gottfried Von Cramm qui font vibrer la terre battue de la porte d’Auteuil. En 1938, juste avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, c’est un Américain rouquin et débonnaire, Donald Budge, qui gagne à Roland-Garros. Budge, dans la foulée, réalise le premier Grand Chelem de l’histoire du tennis (victoires en France, Grande-Bretagne, États-Unis et Australie).
Manque de balles !
Après l’interruption de la guerre, où le stade est utilisé à des fins artistiques et de propagande, les Internationaux de France reprennent le 19 mai 1945. Contrairement à Wimbledon, touché à seize reprises par les bombes, l’enceinte de la porte d’Auteuil est restée préservée des combats. Seules manquent alors les balles. Il faut « rafistoler », regonfler celles qui ont servi avant-guerre… C’est seulement un an plus tard que Roland-Garros retrouve un peu de son lustre : en finale, le Français Marcel Bernard, confronté au tennisman à lunettes Jaroslav Drobny, Tchécoslovaque au style régulier et quasi mathématique, l’emporte dans une atmosphère incroyable.
Un mois de juillet particulièrement torride en 1947 conduit les autorités du tennis à modifier le calendrier de la saison 48. Mais le tournoi de Paris retrouve très vite les dates traditionnelles qui sont toujours celles d’aujourd’hui : de la fin mai au premier dimanche de juin. Dans cette période de l’immédiat après-guerre, ce sont les Américains, avec Budge Patty, Pancho Gonzales ou bien encore Frank Parker, qui imposent leur style sur la compétition. Dans les années cinquante à soixante, le professionnalisme attire de plus en plus de joueurs « amateurs » qui ne peuvent plus dès lors s’inscrire à Roland-Garros.
À côté d’un tennis hexagonal en crise, de nouveaux espoirs Européens mais surtout Australiens s’imposent : Ken Rosewall est surnommé « le petit maître de Sydney » par une presse charmée par un jeu encore souvent montré de nos jours en exemple dans les écoles de tennis. Les années soixante sont donc celles de la domination australienne sur le monde du tennis. Chez les hommes, des joueurs comme Neale Fraser, Roy Emerson ou bien encore Rod Laver trustent les places d’honneur et imposent leur style de jeu bien construit, fait de maîtrise mentale et de sens tactique aigu. Chez les dames, on remarque Lesley Turner ou bien encore la grande Margaret Smith-Court. Celle-ci reste la joueuse la plus titrée à Roland-Garros, soit treize titres toutes épreuves confondues. À 24 ans, Laver, lui, triomphe face à Emerson à Roland-Garros en 1962, année de son Grand Chelem, mais passe professionnel dès l’année suivante.
Le professionnalisme… voilà la grande affaire de cette nouvelle ère du tennis international. Dès 1960, Jean Borotra, alors président de la Fédération internationale de lawn tennis (FILT) propose d’accepter les tournois « open », c’est-à-dire ouvert aux professionnels. Mais l’ancien « Mousquetaire » n’obtient pas satisfaction et les Internationaux de France se déroulent sans les stars de l’époque. L’année 1967, qui voit à la porte d’Auteuil la victoire de la Française Françoise Dürr, est une charnière : Herman David, président du club de Wimbledon annonce que son tournoi sera ouvert aux professionnels dès 1968. C’est l’hécatombe chez les amateurs : Newcombe, Roche, Barthès basculent dans le camp des pros…
Un Mai-68 à la couleur de l’argent
En mars 1968, pliant devant le fait accompli, l’assemblée générale de la FILT accepte le principe des tournois « open ». C’est Bournemouth qui ouvre le bal quelques semaines plus tard, mais c’est à Roland-Garros que les plus grands joueurs du monde toutes catégories confondues se retrouvent. Un accord est trouvé entre la Fédération française et les professionnels : les tennismen obtiennent 100 000 francs de prix et un pourcentage sur les bénéfices. Mais la France est en ébullition : le 20 mai, quatre jours avant le début de la compétition, le pays se trouve paralysé par de grands mouvements de grève faisant suite à la rébellion des étudiants dans le Quartier Latin à Paris. Lors de cette période quasi insurrectionnelle, le public se rue cependant à la porte d’Auteuil pour assister à la victoire du professionnel Ken Rosewall, quinze ans après son succès initial. Il y a, cette année-là, quatre joueurs déclarés pros dans le dernier carré de la compétition. Chez les dames cependant, ce premier tournoi « open » est remporté par une joueuse restée « amateur », Nancy Richey.
Les années 70 sont celles de la reconquête. Le tournoi doit d’abord faire face aux prétentions d’hommes d’affaires, qui, à l’image de Lamar Hunt, organisent des compétitions bien plus richement dotées que les épreuves traditionnelles du Grand Chelem. Le stade de Roland-Garros doit se modifier, s’adapter à une époque où la puissance de l’image télévisée commence à imposer sa loi : ainsi on adopte le tie break, ou jeu décisif, qui raccourcit les matchs. Les joueurs, de leur côté, peuvent désormais porter des tenues de couleur sur le central, à la condition « qu’elles soient discrètes et de bon goût ».
De nouveaux champions et championnes se découvrent : l’Espagnol Andres Gimeno, qui bat le Français Patrick Proisy en finale 1972, mais également l’Australienne Evonne Goolagong, l’Américaine Chris Evert, le Roumain Ilie Nastase, le Suédois Björn Borg… Evert et Borg notamment, des relanceurs inlassables de fond de court jusqu’à l’écoeurement, vont remporter à eux deux treize fois le titre français, imposant leur incroyable domination sur la terre battue jusqu’à l’orée des années 80… Le Français Philippe Chatrier, président de la Fédération française de tennis (FFT) jusqu’en 1973, puis de la Fédération internationale de 1977 à 1991, fait de la quinzaine parisienne le rendez-vous incontournable du tennis mondial.
Records d’affluence
Le tennis est alors au firmament de sa notoriété. Les chaînes de télévision publiques d’alors, Antenne 2 et FR3, diffusent l’intégralité d’un tournoi qui recueille des records d’audience. En 1980, de nouveaux gradins et un court tout neuf (le n°1) surgissent de terre à la porte d’Auteuil. La zone est envahie, le printemps venu, par des milliers de spectateurs qui se pressent dans les tribunes et autour du « village », nouvel espace dévolu aux relations publiques et aux célébrités de passage. En 1981, l’ère Borg touche à sa fin. En finale, il rencontre et bat difficilement un certain Ivan Lendl, qui dispute à la porte d’Auteuil, la première de ses 19 finales de Grand Chelem. Le tournoi junior est remporté, quant à lui, dans un anonymat total, par un Suédois qui allait briller de mille feux l’année suivante : Mats Wilander. En 1982, en effet, le jeune Suédois, 17 ans et neuf mois, vient à bout du redoutable Guillermo Vilas en quatre sets. Il conservera le « titre » du plus jeune vainqueur de la compétition jusqu’en 1989.
Et voilà Noah…
En France, le nombre de licenciés auprès de la Fédération française de tennis atteint le million de joueurs en 1982. Les Internationaux ont un budget, considérable pour l’époque, de 22 millions de francs et dégagent chaque année de 6 à 8 millions de francs de bénéfices. Tout un pays attend un succès hexagonal à Roland-Garros, trente-sept ans après Marcel Bernard. C’est un prodige Franco-Camerounais de 23 ans, découvert par Arthur Ashe, déjà demi-finaliste en 81 et 82, Yannick Noah, qui accomplit cet exploit. Dans un court central surchauffé, Noah, libéré et acharné, arrache le titre en trois sets (6-2, 7-5, 7-6) à un Wilander qui n’a jamais baissé les bras. C’est l’euphorie dans les tribunes, qui chavirent de bonheur quand le joueur vient étreindre son père, Zacharie, avant de recevoir le trophée des mains de Philippe Chatrier.
Un an plus tard, en 1984, l’éternelle seconde du tennis féminin, Martina Navratilova, la Tchécoslovaque devenue Américaine, remporte enfin le titre à Roland-Garros, devant Chris Evert (6-3, 6-1). Chez les hommes, les héros de ces années-là s’appellent John Mc Enroe ou bien Henri Leconte mais les victoires sont majoritairement trustées par le métronome suédois Wilander et le frappeur tchèque Lendl… Le tennis au féminin pour sa part évolue peu à peu vers plus d’agressivité : les joueuses, à l’image de l’Allemande Steffi Graf (première victoire en 1988, puis cinq autres jusqu’en 1999) se mettent à insérer plus d’intensité dans leur jeu.
Service à la cuillère gagnant !
Le tournoi de Roland-Garros ne manque pas d’anecdotes. Lors des huitièmes de finale 1989, Lendl fait face à un jeune génie américain, Michael Chang. Au bout de quatre sets incroyables, mené sur son service, Chang, inspiré, sert « à la cuillère », quasiment comme un débutant… Dérouté, le Tchécoslovaque perd ses repères et concède finalement le match. En finale, l’Américain va user le suédois Edberg en cinq sets. Michael Chang est, à 17 ans et trois mois, le plus jeune vainqueur des Internationaux de France.
Le centenaire de la compétition française est célébré en 1991. Une fresque représentant les 2 973 joueuses et joueurs passés par les courts de la porte d’Auteuil est exposée dans le stade pendant les épreuves. L’Amérique reste cependant au pouvoir avec Jim Courier qui bat Andre Agassi chez les messieurs. Le vainqueur 1991 va d’ailleurs parfaitement illustrer la nouvelle ère qui s’annonce, celle des « contreurs-lifteurs » qui anéantissent – sur terre battue – les espoirs des attaquants purs comme l’Allemand « Boum-Boum » Becker ou le Suédois Edberg. Chez les dames, Monica Seles remporte le trophée en 1990, 1991 et 1992…
Roland-Garros, terre du Sud…
A la moitié des années 90, la porte d’Auteuil est une terre espagnole. En 1994, la puissante Arantxa Sanchez vient à bout en finale de Mary Pierce, une Française pourtant éblouissante au tour précédent face à la reine Steffi Graff. Et chez les hommes qui s’opposent devant le roi d’Espagne, le duel est ibère : Sergi Bruguera conquiert un second titre consécutif devant son compatriote Alberto Berasategui. La place prépondérante que prennent désormais les tennismen du Sud aux Internationaux de France ne va jamais cesser de s’accroître : en mai 1997, Gustavo Kuerten, un Brésilien inconnu (il est 66e mondial) alors âgé de vingt ans va créer une surprise monumentale. Vainqueur en quarts du tenant du titre, Yevgeny Kafelnikov, celui que les spectateurs vont surnommer « Guga », réussit à user en finale le très solide Sergi Bruguera. Kuerten, chouchou du public parisien qui adore ce genre d’histoire est le joueur le plus mal classé à avoir remporté le trophée de la porte d’Auteuil.
Terre d’exploits…
Les finales de 1999 sont tout bonnement historiques. Chez les dames, Graf, qui n’a plus remporté de tournoi depuis trois ans, est opposée à la Suissesse Martina Hingis. L’Allemande, qui vit là son dernier tournoi, se lance à corps perdu dans la bataille sous les yeux humides de son compagnon, l’Américain Andre Agassi. Steffi Graf emporte là son sixième titre ; « Je me sens Française », déclarera-telle, émue, au public de Roland-Garros qui l’ovationne. Le lendemain, l’Amérique est devant ses écrans de TV : Sampras et Agassi, leurs deux grandes stars de l’époque n’ont jamais brillé sur la terre battue. Face à Medvedev, c’est Andre Agassi qui relève le défi. Après avoir perdu les deux premiers sets face à l’Ukrainien, le joueur de Las Vegas remonte à l’énergie et réalise ce que personne n’avait jamais fait avant lui : gagner les quatre tournois majeurs sur quatre surfaces différentes !

