L’homme derrière la “flotte fantôme” de Poutine

Un pétrolier est actuellement immobilisé en Finlande, soupçonné d’avoir volontairement endommagé un câble électrique sous-marin en mer Baltique le jour de Noël. Le navire, qui avait déjà éveillé les soupçons des autorités néerlandaises, appartient, selon l’Union européenne, à la fameuse flotte dite “fantôme” que la Russie utilise pour contourner les sanctions occidentales, mais également pour effectuer des missions d’espionnage et donc de sabotage. Comment opère-t-elle? Combien coûte-t-elle à Vladimir Poutine et qui est l’homme qui se trouve à sa tête? Éléments de réponse.

Guy Van Vlierden  Source: Het Laatste Nieuws

Le nom de Pavel Chernysh vous est sans doute totalement inconnu. Diplômé de l’école navale de Vladivostok dans les années 1950, il est ensuite devenu l’une des figures de proue de la flotte marchande de l’Union soviétique. Même aux Émirats arabes unis, personne n’a jamais entendu parler de lui. Pourtant, un navire portant son nom appartient à une société basée dans ce pays de la péninsule arabique.

Ce pétrolier de 247 mètres de long navigue officiellement pour le compte de la société Stream Ship Management, basée à Dubaï, qui a en service un nombre remarquable de navires portant des noms à consonance russe, allant du Baïkal au Belgorod. La photo ci-dessous montre le navire il y a quelques années, lorsqu’il naviguait encore pour SCF.

Pavel Chernysh, figure de proue du transport maritime russe décédé en 2003, et le pétrolier qui porte son nom.
Pavel Chernysh, figure de proue du transport maritime russe décédé en 2003, et le pétrolier qui porte son nom. © Sovcomflot

Sovcomflot

Il s’agit de Sovcomflot, la plus grande compagnie maritime de Russie, détenue à près de 83 % par l’État. Elle s’est toujours enorgueillie d’être le leader mondial du transport maritime d’hydrocarbures. Mais ces dernières années, elle a vendu un tiers de sa flotte. Une conséquence des sanctions prises à l’encontre de la société dès le premier jour de l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Les navires ont beau avoir été vendus, ils naviguent toujours pour le même patron. Ils forment désormais l’épine dorsale de ce que l’on appelle la flotte fantôme de la Russie. Celle-ci sert à continuer à vendre le pétrole russe, à faire de l’espionnage et à saboter des infrastructures occidentales cruciales – comme l’aurait fait l’Eagle S, le pétrolier arraisonné en Finlande après avoir supposément endommagé des câbles électriques en mer Baltique le jour de Noël.

La flotte fantôme aurait déjà coûté dix milliards d’euros

Selon le quotidien néerlandais “NRC”, ce pétrolier avait également effectué des mouvements suspects sur une liaison de télécommunications entre l’Europe et les États-Unis près de l’île de Terschelling, en mer des Wadden, en novembre 2023. Et selon le site spécialisé “Lloyd’s List”, l’Eagle S est équipé d’appareils lui permettant de surveiller ces câbles, d’autres navires et même des avions. En d’autres termes, de faire de l’espionnage.

Cette flotte fantôme se composerait de centaines de navires qui, officiellement, n’ont aucun lien avec la Russie. Certes, il est courant de battre le pavillon d’un pays autre que celui de son propriétaire. Il est toutefois interpellant de constater que le Gabon a doublé le nombre de navires battant son pavillon en 2023 et que 98 % de ces nouveaux navires sont des pétroliers. Il est fort probable qu’une bonne partie d’entre eux appartiennent désormais à la flotte fantôme, pour laquelle la Russie aurait déjà payé quelque dix milliards d’euros.

Le Bosphore bloqué pendant des heures

Le terme “nouveau” est d’ailleurs relatif. Car il s’agit souvent de navires anciens, mal entretenus et également peu assurés. Le nombre d’incidents a d’ailleurs augmenté de manière significative ces derniers temps. En janvier dernier, le pétrolier Peria, battant officiellement pavillon libérien mais qui ferait en réalité partie de la flotte fantôme russe et qui opère également à partir de Dubaï, a bloqué le Bosphore durant plusieurs heures en raison d’une panne.

La congestion créée dans le Bosphore le 21 janvier 2024 après que le pétrolier Peria y est tombé en panne.
La congestion créée dans le Bosphore le 21 janvier 2024 après que le pétrolier Peria y est tombé en panne. © X (Twitter)

Sovcomflot est loin d’être la seule entreprise russe pour laquelle cette flotte fantôme navigue. Par exemple, l’Eagle S, immobilisé en Finlande, navigue pour la compagnie pétrolière russe Litasco, qui appartient elle-même à Lukoil, selon “Lloyd’s List.”

Mais une étude réalisée l’année dernière par la Kyiv School of Economics a révélé que 28 des 45 pétroliers les plus actifs de la flotte fantôme appartenaient à Sovcomflot. Une raison suffisante, donc, pour examiner qui se cache derrière cette société.

Ministre des Transports

L’homme qui en est responsable depuis plus de 20 ans s’appelle Sergei Frank, âgé de 64 ans. Son nom de famille trahit ses origines allemandes, bien qu’il soit né à Novossibirsk, en Russie. Avant de prendre la tête de Sovcomflot, il a été ministre des Transports pendant six ans. En 2023, il a d’ailleurs été officiellement remercié pour services rendus à la Russie, comme le montre la photo ci-dessous.

Sergei Frank est par ailleurs lié personnellement aux plus hautes sphères du pouvoir russe. En effet, son fils Gleb est marié à la fille de Gennady Timchenko, un oligarque et ami de longue date du président Poutine. L’homme d’affaires russo-finlandais a fait fortune en exportant du pétrole vers la Finlande et a investi une partie de son argent dans Redut. Il s’agit d’une milice privée similaire à l’ancien groupe Wagner qui fournit également des combattants pour la guerre en Ukraine. Une contrepartie pour Poutine, en quelque sorte.

Sergei Frank (à droite) a reçu les remerciements officiels du président du gouvernement de la fédération de Russie Mikhail Mishustin (à gauche) le 29 juin 2023.
Sergei Frank (à droite) a reçu les remerciements officiels du président du gouvernement de la fédération de Russie Mikhail Mishustin (à gauche) le 29 juin 2023. © Sovcomflot
Le président de Sovcomflot, Sergei Frank (à gauche), et le Premier ministre russe de l'époque, Vladimir Poutine, le 30 décembre 2008.
Le président de Sovcomflot, Sergei Frank (à gauche), et le Premier ministre russe de l’époque, Vladimir Poutine, le 30 décembre 2008. © Premier.gov.ru

Peu de navires sur la liste noire

Les milliards de Gennady Timchenko ont également profité à sa fille Ksenia, qui, selon un classement du magazine Forbes établi en 2018, se classait à la 18e place des femmes les plus riches de Russie. Cette femme de 39 ans figure à présent sur la liste des personnalités sanctionnées par les pays occidentaux, tout comme son père, son beau-père et son mari. En revanche, il est frappant de constater que la plupart des navires de la flotte fantôme russe échappent aux sanctions. En effet, sur les quelque 1.400 navires qu’elle aurait comptés à la fin de l’année 2023, seuls 118 d’entre eux se trouvent sur la liste noire occidentale.

Le couple Ksenia et Gleb Frank. Elle est la fille de Gennady Tymchenko, un oligarque russe et ami fidèle de Vladimir Poutine. Lui est le fils de Sergei Frank, l’homme qui se cache derrière la “flotte fantôme” russe.
Le couple Ksenia et Gleb Frank. Elle est la fille de Gennady Tymchenko, un oligarque russe et ami fidèle de Vladimir Poutine. Lui est le fils de Sergei Frank, l’homme qui se cache derrière la “flotte fantôme” russe. © Fondtimchenko.ru

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