Pourquoi la Francophonie continue de s’étendre à des pays non francophones?
Après une pause, de nouveaux pays devraient intégrer l’Organisation internationale de la Francophonie à l’occasion du 19e Sommet qui se tient en France ces 4 et 5 octobre. Des candidats dont le lien à la langue française n’est pas toujours évident.
Par : Aurore Lartigue – SOURCE RFI
La décision doit encore être validée par les États, mais il n’y a plus guère de suspense : le Ghana et Chypre, jusqu’ici « membres associés » de l’Organisation internationale de la Francophonie, vont être élevés au rang de membres de plein droit.
Le comité d’étude de candidatures, chargé d’évaluer les demandes d’adhésion et de changement de statut, a émis une recommandation favorable en ce sens, a annoncé l’OIF lors d’une conférence de presse en vue du 19e Sommet de la francophonie qui se tient à Villers-Cotterêts et Paris ces 4 et 5 octobre. Outre ces deux pays, cinq États ou régions ont obtenu un feu vert pour entrer dans la Francophonie en tant qu’observateurs, une étape obligée pour espérer devenir membre à part entière et avoir un droit de vote au sein de l’organisation : la Polynésie française, l’Angola, le Chili, la Sarre (Allemagne) et la Nouvelle-Écosse (Canada).
À première vue, le lien de certains de ces pays avec la francophonie n’est pas toujours évident : à Chypre, 6% seulement de la population est francophone, selon l’OIF, et le grec et le turc sont langues officielles, tandis qu’au Ghana anglophone, les francophones restent marginaux (1%). Que dire alors du Chili ou de l’Angola ?
D’une agence de coopération basée sur la langue à une organisation internationale
Sur son site, l’OIF le rappelle pourtant : « La Francophonie, ce sont tout d’abord des femmes et des hommes qui partagent une langue commune, le français. » Force est de constater en observant la liste de ces 88 membres, et même de ces 54 « de plein droit », que c’est loin d’être le cas. Si la langue française est le socle originel de l’OIF, son usage au quotidien ou sa présence dans la Constitution n’est pas un prérequis. Même si « la place qu’elle occupe » reste l’un des principaux critères étudiés pour intégrer le cercle, précise Oria K. Vande weghe, la porte-parole de la secrétaire générale. « Pour certains pays, la langue française est une langue officielle parmi d’autres, dans d’autres pays, il y a un intérêt important pour le renforcement de la langue française », explique-t-elle.
C’est le cas de Chypre, estime l’OIF, qui a rendu obligatoire l’apprentissage de la langue française comme deuxième langue étrangère. « Le Ghana typiquement est un pays entouré de pays francophones qui, depuis sa première adhésion [en 2006, NDLR], a toujours voulu renforcer la langue française par intérêt d’intégration régionale, économique notamment. »
Francophile et francophone, le président Nana Akufo-Addo avait déclaré que le « but est de vivre, un jour, dans un Ghana bilingue, avec le français et l’anglais ». Une proximité avec des pays francophones qui peut aussi expliquer la candidature de l’Angola, limitrophe de la RDC, et par ailleurs seul pays lusophone qui ne soit pas membre de l’OIF. En revanche, la Serbie et le Kosovo, qui souhaitaient eux aussi devenir membres de plein droit, n’ont pas reçu l’aval du comité, « notamment sur le critère de la langue française, qui était très insuffisant », souligne la porte-parole.
L’intégration de pays aux liens ténus avec la francophonie ne date pas d’hier. On peut citer l’Albanie, 2% de francophones seulement, membre depuis 1999, la Moldavie 1%, membre depuis 1996. Ou des pays comme le Vietnam (1970) ou le Cambodge (1991), d’ailleurs candidat à l’organisation du prochain sommet, pour lesquels la présence dans l’OIF s’explique par le passé colonial plus que par une vitalité de la langue française.
« Dès le début des années 1990, la France a imposé une ouverture large en termes d’adhésion à l’OIF, analyse Frédéric Turpin, historien et auteur de La France et la francophonie politique, Histoire d’un ralliement difficile. Dans une optique de maîtrise d’une mondialisation jugée trop sauvage, Jacques Chirac a voulu développer l’OIF comme une très grande organisation internationale. À partir de là, on a privilégié l’aspect grande organisation de coopération intergouvernementale à l’aspect culturel et linguistique de l’ancienne Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), plutôt que de rester concentré sur quelques États francophones, forcément limités du point de vue numérique et du point de vue de la capacité d’influence, parce que pour peser dans la mondialisation, il vaut mieux une organisation qui rassemble le plus de monde possible. »
Candidatures contestées et critères d’adhésion en question
Des critères d’acceptation plus larges auxquels se sont ajoutés aussi, avec la signature en 2000 des accords de Bamako, un certain nombre de valeurs que les membres sont censés partager. Désormais, selon le règlement de l’OIF, lorsqu’un État adresse une demande d’adhésion, une mission d’observation est envoyée sur place pour examiner les critères relatifs à l’usage et à la promotion de la langue française et de la diversité culturelle et linguistique mais aussi des critères liés au partage et à la promotion de la démocratie, des droits et des libertés.
À ce titre-là, l’entrée du Qatar en 2012 directement en tant que membre associé sans passer par la case observateur comme c’est la règle, et après un intense lobbying notamment auprès des pays africains, avait fait grincer des dents, les opposants pointant du doigt les intérêts économiques sous-tendant cette intégration. Le Qatar avait alors fait valoir qu’il accueillait de nombreux expatriés francophones et qu’il avait financé une radio publique de langue française, tandis que l’OIF insistait sur la volonté de l’émirat de développer l’enseignement du français.
Avant le Sommet d’Erevan en 2018, c’est la candidature de l’Arabie saoudite, accusée de violations des droits de l’homme, qui avait suscité une levée de boucliers, aboutissant à son retrait. Une situation qui avait d’ailleurs amené la secrétaire générale actuelle de la Francophonie, Louise Mushikiwabo, à proposer un moratoire sur les nouvelles adhésions et les changements de statut afin de « mener une réflexion profonde sur les critères d’adhésion », rappelle Oria K. Vande weghe.
Aujourd’hui, la procédure se veut « plus détaillée », selon la porte-parole, mais la réflexion sur la pertinence de l’extension de la Francophonie reste sur la table, indique la porte-parole de la secrétaire générale : « Il faut que les critères soient clairs, que cela ait du sens, et pas que l’on continue de s’étendre pour s’étendre. »
L’OIF s’interroge notamment sur la pertinence d’incorporer des entités non étatiques dans l’organisation, comme c’est le cas de la Sarre ou la Nouvelle-Écosse. « Cela pose des questions sur le plan du droit international, souligne Oria K. Vande weghe. Lorsque l’organisation se retrouve à suspendre un État, est-il concevable que des provinces ou des régions suspendent des États souverains ? » Sans risquer de porter atteinte à la crédibilité de l’organisation internationale.
Un mélange des genres qui affaiblit la Francophonie ?
Pour Frédéric Turpin, c’est toujours la même logique d’ouverture qui prévaut. « Il y a ce double problème à la fois d’ouverture thématique (économie, aide au développement, droits de l’homme, bonne gouvernance) qui fait qu’un certain nombre d’États ne devraient franchement pas être dedans ou être suspendus, pas seulement pour des coups d’État. Car il n’y a pas que des démocraties dans l’OIF. Et ce problème d’extension géographique qui affaiblit l’aspect “francophone”, c’est-à-dire de défense d’une langue et des cultures qui y sont attachées », estime l’historien, qui rappelle que beaucoup de pays africains avaient critiqué cet élargissement.
Un mélange des genres qui rend parfois les objectifs de l’organisation peu lisibles et sa voix inaudible. « L’élargissement n’est pas un problème en soi, estime Bertin Leblanc, porte-parole sous Michaëlle Jean et auteur d’une bande dessinée sur ses coulisses*. Mais l’OIF est devenu un club social, une Chambre de commerce plus qu’un club politique ou une zone d’influence », regrette celui qui s’était fendu en 2023 d’une tribune sur « l’illusion perdue » de la Francophonie, dans laquelle il décrivait l’organisation, « outil diplomatique mal défini depuis ses origines », comme « en état de mort cérébrale ».
Depuis les coups d’État dans plusieurs pays majeurs de l’Afrique francophone, la communication est coupée avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Et la parole de la secrétaire générale rwandaise, jugée difficilement audible sur le conflit en RDC, dont l’Est est aux prises avec une rébellion soutenue par Kigali.
Mais la porte-parole de Louise Mushikiwabo rejette toute perte de poids politique : « Peut-être que la méthode a changé, avec moins d’annonces, moins de condamnations, mais plus d’actions et un travail plus direct avec les États, avance-t-elle. La Guinée, qui avait aussi été suspendue de l’organisation après le renversement du régime d’Alpha Condé, vient d’être réintégrée le 24 septembre. « Nous avons déployé un vrai mécanisme de terrain pour accompagner la transition et le retour à l’ordre constitutionnel », souligne Oria K. Vande weghe.
Au-delà des nouvelles demandes d’adhésion, qui témoignent d’« une certaine attractivité » de l’organisation, selon elle, « des signaux montrent un regain d’intérêt » en termes d’implication des membres, au niveau budgétaire notamment, après qu’ils ont accepté le relèvement des barèmes de contribution. En 2024, le budget de l’OIF était de 67 millions d’euros seulement, soit même pas l’équivalent de celui d’une ville moyenne française.
*Bertin Leblanc : Éléments de langage, Cacophonie en Francophonie, éditions La Boîte à bulles