ALy Tandian, professeur titulaire en sociologie et président de l’observatoire sénégalais des migrations/Université Gaston Berger : «La migration (…) ne peut être expliquée uniquement sur la base de la recherche d’emploi ou de la pauvreté»
La migration irrégulière notamment par voie maritime continue de multiplier son lot de victimes. Des pertes en vies humaines et des personnes portées disparues sont enregistrées sans cesse dans le pays. Interrogé sur le sujet, Aly Tandian, Professeur titulaire en Sociologie à l’UFR des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, analyse et révèle qu’au Sénégal, les jeunes migrent par devoir, par honneur, par fierté et surtout pour éviter la honte à leurs familles. Le consultant international et Président de l’Observatoire Sénégalais des Migrations estime que la migration est comme une charge mentale, morale et émotionnelle. Des éléments qui, selon lui, justifient que les migrations ne peuvent pas être expliquées uniquement sur la base de la recherche d’emploi ou de la pauvreté.
Quelle analyse faites-vous de la situation actuelle de la migration irrégulière ?
Le départ massif de candidats à la migration irrégulière ne cesse de prendre des proportions implorantes, mobilisant des questionnements à la fois au pays de départ le Sénégal, aux pays de transit et d’arrivée, la Mauritanie et l’Espagne. Le nombre de migrants irréguliers arrivés dans l’archipel des Canaries entre le 1er janvier et le 15 août a plus que doublé par rapport à la même période l’an dernier, passant de près de 10.000 à plus de 22.000, selon les chiffres du ministère espagnol de l’Intérieur. Je ne suis pas sûr que les départs s’arrêtent car habituellement en automne, entre septembre et décembre, il y a des vagues importantes malgré les campagnes de sensibilisation et les moyens mobilisés pour contrôler les frontières.
Parlez-nous de la visite du Premier ministre espagnol en Mauritanie, en Gambie et au Sénégal ?
Récemment l’Espagne, à travers son Premier ministre, a proposé à la Mauritanie, à la Gambie et au Sénégal une politique de «migration circulaire» ; il s’agira d’accueillir en Espagne des personnes en activité pour couvrir un besoin de main d’œuvre spécifique. Je signale au passage que ce n’est pas la première fois car il y a eu des initiatives similaires. Dans le passé, en 2007, il y a eu un envoi de femmes sénégalaises et plus précisément à Huelva, à Almería, dans le Sud de l’Espagne pour la cueillette de fraises. Malheureusement, ces femmes dans la grande majorité ont quitté les activités agricoles préférant fuir ou rejoindre des parents établis dans d’autres pays. Ces femmes en majorité sont urbaines alors que l’Espagne espérait accueillir des femmes rurales et travailleuses agricoles. Cette tentative de migration circulaire s’est soldée d’un échec et à ce jour il n’y a pas eu de bilan ou d’évaluation au Sénégal. Des personnes en charge de la sélection des travailleuses agricoles ont profité de la migration circulaire pour en faire une monnaie politique. Je pense qu’il faut de la rigueur et du sérieux de la part de nos politiques pour réussir une migration circulaire comme il en est le cas au Maroc, en Honduras, en Colombie, en Équateur, en Argentine et en Uruguay, des pays qui développent une politique de migration circulaire avec l’Espagne.
Quelles sont les causes ?
Entre autres difficultés que nous avons, c’est la connaissance des causes exactes des migrations irrégulières. Sortir des causes matérielles et se pencher aux causes immatérielles et surtout celles qui sont proposées par les candidats à la migration. Nos récents résultats de recherches nous renseignent que les jeunes migrent parce qu’il leur est impossible de gagner assez et d’épargner. Ils migrent à cause de la pénibilité du travail et du faible salaire. Ils migrent parce que les bénéfices gagnés n’appartiennent pas au travailleur. Ils migrent à la suite de la pression des parents. D’autres personnes interrogées soutiennent qu’elles migrent à cause d’un manque de financement à la suite de plusieurs demandes faites. Elles migrent pour acquérir plus de prestige au sein de leur famille ou de leur communauté. Enfin, des jeunes nous disent qu’ils migrent parce que la pêche n’est plus rentable à cause de la présence de chalutiers étrangers. Ils migrent à cause de l’angoisse, du sentiment d’abandon et de la frustration.
En résumé, deux points sont à retenir. Le premier point, la migration est une charge mentale suivant les injonctions sociales, une charge morale si l’on prend en compte les pressions familiales et enfin une charge émotionnelle, c’est-à-dire on voyage pour le bien-être personnel. Le deuxième point, les jeunes migrent par devoir, par honneur, par fierté et surtout pour éviter la honte.
Quels sont les profils des candidats aux migrations irrégulières ?
Il faut souligner que de plus en plus de jeunes et d’enfants sont sur les routes migratoires. Les statistiques récentes nous confirment une juvénilisation des candidats à la migration irrégulière. Il faut se demander si les jeunes partent ou bien on les fait partir. Autre chose, il y a davantage de femmes et de filles qui partent. L’envie de se réaliser à travers le voyage a restructuré les rapports sociaux de sexes.
En clair, les migrations irrégulières ont aidé à redéfinir les nouvelles responsabilités. Par conséquent, il y a lieu de faire une déconstruction dans nos analyses et réponses politiques. Enfin, il y a un éclatement des destinations, une sorte de démocratisation des routes migratoires irrégulières. Selon les ressources économiques, les candidats à la migration irrégulière sont sur les routes de «Barca ou Barsaax» de «Mbeuk Mi» (les routes du désert) et des Amériques (Nicaragua). Ces typologies de routes nous renseignent également sur le rétrécissement des risques, la peur ou la détermination des candidats à la migration irrégulière.
Quelle est la réponse de l’Etat du Sénégal ?
L’État du Sénégal a fourni des efforts. Récemment, il y a eu une mobilisation des Forces de défense et de sécurité. Il ne faut pas minimiser les résultats obtenus. En 2010, il y a eu la criminalisation des migrations irrégulières. Il y a eu aussi la présence de l’Agence de l’Union européenne chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen, le Frontex. Tout cela nous montre les efforts mobilisés. Mais, n’empêche, les migrations irrégulières demeurent. Je pense qu’il faut analyser la migration comme un fait social ; par conséquent il faut une réponse sociale. Il nous faut un discours moins polarisé et qui reconnaît les difficultés des populations, qu’elles soient les parentèles ou les progénitures.
Au Sénégal, ces dernières années, il y a eu une superposition de crise qui a fait perdre aux populations locales de l’espoir, de l’emploi et de la confiance malgré les nombreuses promesses faites. Si certains ont préféré se tourner vers la violence, d’autres ont préféré prendre les routes migratoires irrégulières. Je pense qu’il faut prendre le temps d’analyser tout cela et apporter des réponses basées sur des évidences scientifiques. Pour le moment, ceux qui doivent apporter des réponses sont dans la désolation, l’indignation ou l’inquiétude qui ne vont pas nous aider.
Il faut des politiques sensibles aux profils des candidats à la migration irrégulière. Il faut sortir de ces campagnes de sensibilisation faites dans les zones de départ et s’interroger sur ce qui ce passe dans les zones d’origine, il faut des réponses spécifiques construites à partir d’ici. Il faut que la migration soit dans l’agenda de nos politiques et enfin élaborer une véritable gouvernance des migrations et non une simple gestion des migrations.
RECUEILLIS PAR YVES TENDENG
SOURCE : SUDQUOTIDIEN