L’inscription sur la liste du Patrimoine mondial en péril, un signal fort pour les États
L’Unesco discute cette semaine de l’inscription de nouveaux lieux dans son prestigieux répertoire du patrimoine mondial. Mais c’est le sort du célèbre monument mégalithique de Stonehenge et du site de naissance de Bouddha au Népal, menacés de se voir classés « en péril », qui est particulièrement scruté.
Par : Aurore Lartigue – RFI
L’année dernière, Venise y avait échappé de peu, tandis que des sites ukrainiens, menacés par la guerre, s’y étaient vus inscrits. Le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco, réuni en Inde, doit trancher d’ici fin juillet sur l’inscription sur sa liste du patrimoine mondial en péril du site préhistorique de Stonehenge, en Grande-Bretagne, et de Lumbini, au Népal.
Guerres, catastrophes naturelles, pollution, braconnage, développement incontrôlé du tourisme, urbanisation sauvage… Nombreuses sont les menaces qui pèsent sur le patrimoine mondial, énumère sur son site l’organisation onusienne pour l’éducation, la science et la culture. Et si chaque année, de nouveaux lieux entrent dans la prestigieuse liste qui consacre des biens culturels ou naturels pour leur « valeur universelle exceptionnelle », l’Unesco peut aussi déclarer « en péril » des sites déjà classés, en raison des dangers qui planent sur leur conservation. Sur quelque 1 200 sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco, 56 sont aujourd’hui considérés comme en péril.
Près de la moitié dans des pays concernés par les conflits armés
Selon la Convention de 1972, un bien du patrimoine mondial peut être inscrit sur la liste du patrimoine mondial en péril par le comité s’il juge que sa situation correspond au moins à l’un des critères définis par l’Unesco dans ses « Orientations ». « Ces sites en danger peuvent être en situation de « péril prouvé », quand il s’agit de menaces imminentes spécifiques et établies, ou en situation de “mise en péril”, quand ils sont confrontés à des menaces qui pourraient avoir des effets nuisibles sur leur valeur de patrimoine mondial », détaille le site de l’organisation.
En 2023, ce classement a concerné la cathédrale Sainte-Sophie à Kiev, en Ukraine, le centre historique de Lviv sous la menace des bombardements russes, tout comme Odessa, entrée directement sur la liste du patrimoine de l’Unesco en péril. Dans la moitié des cas environ, les conflits armés et l’instabilité motivent cette mesure. Ainsi pour les anciennes villes de Damas et d’Alep, en Syrie, et le site de Palmyre, sur la liste depuis 2013, la vallée de Bamiyan, en Afghanistan, ou pour plusieurs parcs nationaux en République démocratique du Congo, comme celui des Virunga, qui pâtit de la guerre civile, de la déforestation et du braconnage.
Si certains pays africains ou de petits États insulaires demandent à y figurer, dans la mesure où ce classement permet d’« attirer l’attention sur des biens nécessitant une assistance internationale spéciale et prioritaire », indique l’Unesco, et d’accorder immédiatement au site menacé une assistance financière et technique, d’autres y voient un signal négatif, un désaveu de la gestion de leur patrimoine. Cette inscription n’est pas une « sanction », rappelle pourtant régulièrement l’organisation.
Un projet routier près des mystérieuses pierres de Stonehenge
Depuis des années, Stonehenge et Avebury, classé en 1986, et considéré par l’Unesco comme le « cercle de pierres préhistoriques le plus sophistiqué au monde d’un point de vue architectural », est au cœur d’un bras de fer entre le gouvernement britannique et le Comité du patrimoine mondial. En cause : un projet routier qui comprend la construction d’un tunnel à proximité du site et pourrait, selon les experts, causer un « préjudice permanent et irréversible » au monument mégalithique. Bloqué par la justice en 2021, le gouvernement conservateur a finalement donné son feu à une nouvelle mouture du projet.
Dans un « projet de décision » consultable sur la page consacrée au monument, le Comité du patrimoine mondial recommande l’inscription du site sur la liste du patrimoine mondial en péril. « Les discussions n’aboutissent pas, les autorités britanniques ont décidé de persister dans ce projet sans l’amender comme le proposait le Comité du patrimoine mondial, ce qui aurait permis d’éviter d’impacter trop fortement le site », commente un diplomate proche du dossier.
« Si cet outil peut être mobilisé pour protéger ce site emblématique, c’est une bonne chose », estime Anne Lehoërff, professeur des universités sur une chaire « archéologie et patrimoine » à l’université de Cergy et autrice de Mettre au monde le patrimoine (Le Pommier, 2023), pour qui le cas de Stonehenge est « préoccupant » dans un pays comme le Royaume-Uni qui n’est pas en guerre. « En 2024, alors qu’on pourrait désirer protéger mieux encore ce site, devoir se poser la question de l’inscrire sur la liste du patrimoine en péril, interroge : l’important, est-ce les enjeux économiques liés à cette route ou un patrimoine plurimillénaire ? »
L’archéologue appelle à une certaine « humilité » : « Le patrimoine appartient à tout le monde, c’est un bien commun de l’humanité, souligne-t-elle. On est dépositaire de quelque chose. C’est une chance, mais elle s’accompagne de devoirs et oblige. L’idée n’est pas de figer le patrimoine, mais il faut avoir un regard qui permette de concilier la vie des hommes d’aujourd’hui et la responsabilité vis-à-vis du passé, et ne pas risquer de fragiliser d’un coup de bulldozer un bâtiment hérité du Néolithique et du début de l’Âge de Bronze. »
Si l’arrivée des travaillistes au pouvoir depuis juillet pourrait changer la donne, braquer les projecteurs sur un site peut être un moyen de pression lorsque des projets envisagés risquent de porter atteinte au patrimoine.
« La simple perspective d’inscription d’un site sur cette liste est souvent efficace et peut déclencher l’adoption rapide de mesures de conservation », précise d’ailleurs l’Unesco. L’année dernière, le Comité du patrimoine a décidé d’accorder un sursis à Venise et sa lagune, abimées par le surtourisme et en proie au réchauffement climatique, après que l’Italie a mis en place un système de gestion de flux des visiteurs, comme le préconisaient les experts de l’Unesco, avec un droit d’entrée pour les touristes ne restant qu’une journée dans la Cité des Doges. « L’inscription de Venise sur la liste du patrimoine mondial en péril aurait été une blessure profonde pour l’image de notre pays, mais surtout pour l’identité même de Venise et de ses citoyens. Nous avons pris des mesures décisives pour protéger cette ville unique au monde », avait alors confié le ministre italien de la Culture, Dario Franceschini.
Car pour un pays comme l’Italie qui compte le plus grand nombre de biens classés au Patrimoine mondial de l’Unesco, c’est aussi une question de prestige et de fierté nationale. D’autres y voient une mise à l’index préjudiciable pour le tourisme.
L’Australie, dont la Grande Barrière de corail était menacée depuis des années d’être placée « en péril », avait également réagi très fortement en 2021, la ministre australienne de l’Environnement Sussan Ley jugeant « injuste » et « politique » cette recommandation de l’Unesco. Mais Camberra avait fini par investir trois milliards d’euros pour améliorer la qualité de l’eau, réduire les effets du changement climatique et protéger les espèces menacées.
Des sites retirés de la liste en péril ?
L’autre site sur la sellette, cette année, c’est Lumbini, au Népal, lieu de naissance de Bouddha. Ici, le sujet ne fait pas débat. La dégradation est déjà visible, justifiant, selon le Comité du patrimoine, son inscription sur la liste des biens en péril. Classés depuis 1997, les bâtiments, mais aussi le jardin, souffrent d’un manque d’entretien, avec de gros problèmes d’humidité, auxquels viennent s’ajouter des projets d’aménagements incompatibles avec l’intégrité de ce lieu religieux. Une décision particulièrement scrutée par les pays voisins, très sensibles à la préservation de ce site où des millions de bouddhistes se pressent chaque année.
Lorsqu’un site est placé sur la liste du patrimoine en péril, l’État partie concerné doit élaborer « un programme de mesures correctives ». Il fait ensuite l’objet d’une surveillance renforcée. Des missions de suivi régulières sont organisées, son état de conservation analysé chaque année pour vérifier les progrès réalisés pour, à termes, parvenir à son retrait de la liste.
Mais l’inscription sur la liste du patrimoine en péril est censée n’être que « temporaire », précise un représentant de l’Unesco, qui rappelle qu’« il y a régulièrement des belles histoires de sauvetage de sites ». Ainsi, le site de la tombe des rois du Buganda, en Ouganda, ravagé par un incendie en 2010, a pu bénéficier d’un travail de restauration par les autorités avec le soutien de l’Unesco et de la communauté internationale et être retiré de la liste des biens en péril en 2023. Cette année, la belle histoire pourrait concerner le parc naturel du Niokolo-Koba, au Sénégal, dont la protection a connu une nette amélioration ces dernières années, avec le retour de certaines espèces qui avaient déserté les lieux.
Mesure extrêmement rare : si les dommages sont jugés irréversibles et les efforts de conservation insuffisants, un site peut se voir littéralement rayé de la liste du patrimoine mondial. Un déclassement subi en 2021 par le port marchand de Liverpool, défiguré par des travaux de modernisation, malgré les alertes répétées des experts de l’Unesco. Seulement trois sites ont fait les frais d’un tel déclassement, symbole d’un échec collectif à sauvegarder notre patrimoine.