Panel – Climat de violence au Sénégal: Un mal politique
Le Sénégal traverse une période agitée où la violence s’est installée dans l’espace public. Pour célébrer comme il se doit le 63e anniversaire de l’indépendance du pays, l’Association Continent Premier a initié, ce 4 Avril à Genève, un panel autour de cette question. Une discussion dont on peut retenir que les acteurs politiques sont les premiers responsables de ce climat de violence.
Le Sénégal traverse une période trouble de son histoire. La violence s’invite partout dans l’espace public. Les dernières manifestations de l’opposition se sont soldées par des morts. Des épisodes qui tendent à se répéter depuis les graves évènements de mars 2021 qui avaient fait 14 morts. Cette violence dans le champ politique inquiète. Et à l’occasion de la célébration de la Fête de l’indépendance ce 4 avril, les Sénégalais de Genève se sont réunis autour du thème : «Sénégal, pays de la Teranga et du dialogue : un héritage éternel ?» Pour les panelistes de ce rendez-vous organisé par l’Association Continent Premier, force est de reconnaître que l’Etat et les politiques sont les principaux responsales. Maguèye Thiam n’y va pas avec le dos de la cuillère. Pour le formateur, la violence au Sénégal est essentiellement exercée par l’Etat. «Depuis que le Sénégal existe, la violence est plus institutionnelle que venant des citoyens», souligne-t-il en donnant l’exemple de la première crise que connut le pays en 1962, lorsque Senghor accusa Mamadou Dia de tentative de coup d’Etat. Ces situations se répèteront encore durant toutes les phases de violence que le pays a connues depuis. Sociologue, le Dr Abdallah Togola fustige aussi bien les politiques «dont la responsabilité est énorme» que les citoyens sénégalais. «Quelle est la responsabilité du Sénégalais lambda ? Est-ce que chacun porte le changement qu’il veut voir se réaliser ? Comment on traite le bien public ?», pose-t-il.
Le professeur de mathématiques à Genève, Mourtalla Mboup, est aussi convaincu de la responsabilité des politiques dans ce climat tendu. «On a construit des arènes politiques à l’intérieur desquelles les politiques se battent sans merci, et on fait comme si on ne pouvait pas faire autrement parce que c’est de la politique. Dès qu’il entre en politique, le Sénégalais s’affranchit de toutes les valeurs héritées», constate-t-il. Cette arène, où les politiciens sénégalais s’affrontent, ne s’impose aucune limite. «Les politiciens ont enlevé les garde-fous et ils se disent que dans ces arènes-là, on peut tout se permettre. C’est pourquoi on en est arrivés là. Il n’y a pas de ligne rouge, il n’y a pas de garde-fous. Pourtant, ce sont les mêmes qui, après, vont à la mosquée, chez leur marabout et veulent amener leurs parents à La Mecque. Mais dès qu’ils sont dans l’arène politique, ils pensent que tout leur est permis. Et ce n’est pas normal», dénonce M. Mboup. Pire, dit-il, tous les politiciens ont intégré et validé que la politique est sale et qu’on peut y faire ce qu’on veut. «Regardez l’affaire Fillon. Dès qu’il a été pris la main dans le sac par les médias, ce n’était plus possible. Parce que, eux en France, sur ce point, ils ont mis un garde-fou. Il faut qu’on arrive à mettre des garde-fous sur certaines dérives, qu’on se dise que telle dérive, on ne la permettra plus à un politique.»
Les ressorts culturels
Comment résoudre la crise et parvenir à un apaisement ? Abdoul Thioye, chef par intérim du Service de l’Etat de Droit, de l’égalité et de la non-discrimination au Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, estime qu’il est temps de se «ressaisir et que chacun fasse son introspection pour identifier les ressources nécessaires au dialogue». Pour Maguèye Thiam, il urge de revenir aux valeurs culturelles traditionnelles. «On doit revisiter notre patrimoine culturel africain, notamment la Charte du Mande. A l’énoncé 7 de cette charte, il y a la parenté à plaisanterie. Et l’histoire du pacte de sang qui lie les peuples de la Sénégambie. Réactiver ces institutions pourrait permettre d’asseoir un dialogue riche et fécond au Sénégal. Jusqu’à un passé récent, les problèmes, dans la famille ou le voisinage, étaient discutés sous l’arbre à palabres et sous la veillée des ancêtres. Il faut reconfigurer ce cadre en l’adaptant à la modernité», souligne M. Thiam. Aller au-delà des divergences profondes qui séparent les camps politiques en présence nécessite, selon Mourtalla Mboup, une attitude «raisonnable» du Président Macky Sall. «Dans l’immédiat, il faut que Macky Sall revienne à la raison, qu’il se désengage de ce passage en force qu’il veut tenter. C’est ça qui est urgent. Une fois qu’il l’aura fait, et je pense qu’il va le faire, il se rendra compte que cela n’est pas possible», souligne-t-il. Mais dans le long terme, il revient, dit-il, à la population de prendre ses responsabilités. «Mais quand on dit population, on parle à une masse critique. Il n’arrivera jamais un moment où tout le monde s’engagera, mais il faut un certain nombre d’hommes et de femmes qui prennent leurs responsabilités», assure-t-il. Pour M. Thiam, le gros problème au Sénégal, c’est un problème de foi. «On est 95% de musulmans et 5% de chrétiens, donc, tout le monde est croyant. Mais on enseigne la religion sans enseigner la foi, donc on se retrouve avec des Sénégalais sans foi ni loi. Il faut d’abord régler cette question de la foi et inculquer certains concepts, comme les notions de République, de citoyenneté et de démocratie, qui ne sont pas suffisamment assimilés au Sénégal. On voit des gens qui mettent plus en avant leur identité de talibé que leur citoyenneté. Ça pose problème. Le citoyen peut être talibé, mais quand il est dans son bureau, il sert d’abord la République avant de servir le marabout.»
Dans ce climat, la presse est aussi appelée à jouer un rôle important, celui de rechercher la vérité et la dire, estime Hamadou Tidjane Sy. «La classe politique veut faire jouer à la presse un autre rôle qui n’est pas le sien. Tous veulent des journalistes qui défendent leur cause, des médias à leur solde», constate le directeur d’Ejicom, une école de formation en journalisme. Cet embarras de la presse est, selon Mourtalla Mboup, celui dans lequel les religieux baignent également.
Par Mame Woury THIOUBOU (Envoyée spéciale à Genève) [email protected]