Démocratie sénégalaise : entre modèle reconnu et urgences de refondation
À travers son programme AGORA/PENC 2026, Afrikajom Center a organisé, mardi 16 décembre, une journée nationale de réflexion consacrée au thème « Le Sénégal, un modèle démocratique à la croisée des chemins ». Cette initiative a réuni universitaires, acteurs de la société civile, experts en gouvernance et responsables politiques dans un cadre d’échanges pluralistes visant à interroger sans complaisance, les fondements, les tensions et les perspectives du modèle démocratique sénégalais.
Pensée comme un espace de dialogue citoyen structuré, la rencontre avait pour objectif d’anticiper les crises de toutes sortes susceptibles de fragiliser l’édifice démocratique et de réfléchir aux mécanismes de prévention des risques de déstabilisation institutionnelle, sociale et politique. Le panel central, intitulé « Spécificités du modèle démocratique sénégalais : ses forces, ses faiblesses. Comment renforcer le modèle démocratique sénégalais ? » a servi de fil conducteur à des échanges nourris, parfois critiques, mais résolument orientés vers la recherche de solutions durables.
Une vitrine démocratique sous tension
Dans une intervention dense et structurée, Ndeye Astou Ndiaye, professeure agrégée de sciences politiques à l’UCAD, a rappelé que la démocratie sénégalaise s’est historiquement construite autour de séquences majeures de transition politique, notamment les alternances de 2000, 2012 et 2024 qui ont consacré la possibilité de changements de pouvoir par les urnes.
Toutefois, a-t-elle souligné, ce modèle est aujourd’hui traversé par des tensions structurelles marquées par un hyper-présidentialisme persistant, une judiciarisation accrue de la vie politique, des conflits préélectoraux récurrents, une montée des contestations sociales, des restrictions des mobilisations citoyennes et plus globalement, une crise de confiance généralisée envers les institutions publiques.
Pour la politologue, ces fragilités invitent à dépasser la seule démocratie électorale pour intéresser la démocratie substantielle, celle qui garantit la justice sociale, l’inclusion politique et le respect effectif des libertés fondamentales. « Le modèle sénégalais n’est pas un acquis irréversible, mais un compromis historique, exposé aux recompositions sociales, économiques et politiques », a-t-elle rappelé, tout en tout en mettant en exergue des forces indéniables que sont la stabilité institutionnelle, le multipartisme, l’absence de ruptures militaires et le rôle central d’une société civile dynamique, qui constitue, depuis les années 1980-1990, un véritable rempart démocratique.
Elle a plaidé, en perspective, pour une justice véritablement indépendante, la revitalisation du Parlement, l’inclusion accrue des jeunes et des femmes, ainsi que l’institutionnalisation de la démocratie participative afin de sortir d’un mimétisme hérité de l’époque postcoloniale.
La souveraineté populaire au cœur du débat
Pour Diomaye Faye, chercheur en stratégie de développement politique et en panafricanisme, toute la réflexion sur la démocratie sénégalaise doit impérativement se fonder sur la souveraineté du populaire. Selon lui, la démocratie ne prend de sens que lorsque le peuple dispose de moyens concrets et effectifs pour exercer pleinement cette souveraineté.
Revenant sur la période de fortes tensions politiques entre 2021 et 2024, il a estimé que, malgré les pertes humaines tragiques, cette séquence a permis l’émergence d’un acquis majeur. C’est l’affirmation sans précédent de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il a cité les décisions du Conseil constitutionnel ayant rejeté le report de l’élection présidentielle ainsi que certaines modifications de la loi d’amnistie.
Pour le chercheur, la démocratie sénégalaise est « en gestation mais engagée sur la bonne voie », à condition que la société civile, en alliance avec une justice indépendante continue de jouer pleinement son rôle de garant des équilibres institutionnels. Il a mis en garde contre une lecture réductrice qui ferait porter l’ensemble des risques démocratiques sur l’exécutif, rappelant que la préservation des acquis repose avant tout sur la vigilance citoyenne et e la défense des droits constitutionnels.
Institutions, économie et démocratie : un lien indissociable
Abordant la question sous l’angle économique, le Pr Amath Ndiaye, agrégé en économie à l’UCAD, a insisté sur le lien entre qualité des institutions, démocratie et développement économique. Pour lui, la démocratie sénégalaise reste inachevée tant que persistent des dysfonctionnements institutionnels majeurs.
Il a dénoncé la prédation des ressources publiques, la corruption, le népotisme et l’absence de contre-pouvoirs effectifs, notamment au niveau de la justice, qui rendent inefficiente la dépense publique et freinent le développement économique. « Sans une justice réellement indépendante, il est impossible de protéger le bien public, de préserver les entreprises stratégiques et de garantir une gouvernance économique saine », a-t-il affirmé avec force.
Sa conclusion est sans équivoque. Le parachèvement de la démocratie sénégalaise passe nécessairement par une séparation effective des pouvoirs, condition indispensable à la performance économique et à la confiance citoyenne.
Refonder le modèle par un dialogue politique fort
Ancien directeur de la fonction publique et ex-expert des Nations Unies en gouvernance, Souleymane Nasser Niane a, pour sa part, interrogé la notion même de « modèle démocratique sénégalais ». Selon lui, il s’agit davantage d’une perception construite par comparaison régionale que d’un acquis définitivement consolidé.
Retracant les grandes séquences de l’histoire politique sénégalaise de 1963 à l’alternance de 2000, puis celles de 2012 et 2024, il a mis en évidence une constante. Celle de la dialectique crise -résilience- progrès démocratique. Pour autant, il estime que le Sénégal a manqué, ces vingt dernières années, plusieurs occasions majeures de refondation institutionnelle par le dialogue.
Face aux défis actuels, Souleymane Nasser Niane appelle à une réforme holistique de l’État, fondée sur un véritable partage du pouvoir, un rééquilibrage de l’exécutif, le renforcement des pouvoirs de contrôle du Parlement, l’indépendance effective de la justice et la consécration d’une décentralisation approfondie faisant du Sénégal un État unitaire véritablement décentralisé.
Plaidoyer pour une démocratie à réinventer
Au terme de cette journée d’échanges, Afrikajom Center a réussi à poser les bases d’un débat lucide et exigeant sur l’avenir démocratique du Sénégal. Entre acquis historiques, fragilités contemporaines et exigences de refondation, les intervenants ont convergé sur un point essentiel. La démocratie sénégalaise, loin d’être figée, demeure un processus vivant, qui exige vigilance, dialogue inclusif et réformes courageuses pour rester sur le chemin du progrès démocratique.
Ousmane GOUDIABY
SUDQUOTIDIEN

