Thiaroye 44, un massacre “prémédité et camouflé” (Livre blanc)
Dakar, (APS) – Le Livre blanc sur le massacre de Thiaroye, où des tirailleurs africains qui réclamaient leurs soldes ont été massacrés par l’armée française le 1er décembre 1944 – remis au président de la République le 16 octobre dernier – souligne le caractère “prémédité” de la tuerie et l’attitudes autorités françaises consistant à la “camoufler”.
“Les autorités françaises ont tout fait pour camoufler [la tuerie], elles ont modifié les registres de départ [des tirailleurs de la France] et d’arrivée à Dakar”, écrivent les rédacteurs du document de 301 pages intitulé “Le Massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye, le 1er décembre 1944. Un massacre de la Libération”.
“Le bilan officiel français dénombre 70” soldats tués, rapportent les rédacteurs du texte, soulignant que “les estimations les plus crédibles avancent les chiffres de 300 à 400 victimes”.
Le 1er décembre 1944, des “tirailleurs sénégalais” démobilisés et renvoyés en Afrique après la Seconde Guerre mondiale sont tués par l’armée française.
Ils réclamaient le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était promis depuis des mois par les autorités politiques et militaires de la France.
En novembre 1944, selon des données officielles, 1 280 soldats issus des territoires de l’Afrique-Occidentale française — intégrés dans les “tirailleurs sénégalais” — sont regroupés dans le camp de Thiaroye, à une quinzaine de kilomètres de Dakar.
Ces tirailleurs viennent des colonies de la Côte d’Ivoire, du Dahomey (actuel Bénin), du Gabon, de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), de l’Oubangui-Chari (le Tchad et la Centrafrique actuels), du Sénégal, du Soudan français (actuel Mali), du Niger et du Togo.
La coopération française pas au niveau attendu
Les tirailleurs sénégalais sont un corps de militaires appartenant aux troupes coloniales, qui a été constitué en 1857 et dissous à la fin des années 1950.
Ces unités d’infanterie qui se différencient des unités d’Afrique du Nord, tels les tirailleurs algériens, vont désigner l’ensemble des soldats africains d’Afrique subsaharienne qui se battent sous le drapeau français. Ils ont participé à la conquête et à la “pacification” de Madagascar entre 1895 et 1905.
Lors de la cérémonie de remise du livre blanc, le 16 octobre dernier, le président Bassirou Diomaye Faye a relevé que “la coopération attendue de la République française dans la mise à disposition complète des archives n’a pas toujours été à la hauteur de nos espérances”, exprimant une “certaine amertume”. Il a toutefois ajouté : “Cette réserve n’a en rien entamé notre détermination à faire toute la lumière sur cette tragédie dans la collaboration avec l’ancienne puissance coloniale”.
Le Livre blanc recommande, pour les autres pays africains ayant participé aux contingents des tirailleurs, “d’organiser toutes les commémorations” à venir ‘”en collaboration” avec eux.
“Le bilan réel de la tragédie (de Thiaroye) est difficile à connaître de nos jours”, écrivent les chercheurs auteurs de ce Livre blanc de 301 pages, relevant que “les rapports contradictoires et manifestement faux parlent de 35 ou 70 morts”, alors que “plus de 400 tirailleurs se sont volatilisés comme s’ils n’avaient jamais existé”.
Pour les auteurs du livre, “les estimations les plus crédibles avancent les chiffres de 300 à 400”. Le massacre “devait convaincre que l’ordre colonial ne pouvait être écorné par les effets émancipateurs de la (Deuxième) guerre”, soulignent-ils, ajoutant que “c’est la raison pour laquelle l’opération a été préméditée, minutieusement programmée et exécutée (…) dans des actions coordonnées”.
“Il est certain que si les tirailleurs avaient été armés, ils se seraient défendus. Nulle part, le moindre acte de résistance n’a été mentionné (…) La tuerie ne s’est pas limitée au camp de Thiaroye et à ses abords. Certains soldats ont été tués à la gare (de Thiaroye) et des blessés, probablement achevés et fusillés au cimetière (de Thiaroye) et en d’autres endroits et transférés là-bas (au cimetière de Thiaroye) pour leur inhumation”, ajoutent les chercheurs.
Des tombes postérieures aux inhumations
Plusieurs des questions et demandes d’informations se sont heurtées à “un mur d’ombres”, regrette le comité de chercheurs dirigé par l’historien sénégalais Mamadou Diouf, pour qui ce livre blanc “rétablit des faits sciemment cachés ou noyés dans des masses d’archives administratives et militaires et délivrées avec parcimonie”.
“Dans les jours qui ont suivi le massacre, les autorités françaises ont tout fait pour (le) camoufler, elles ont modifié les registres de départ de Morlaix (port de départ en France, NDLR) et d’arrivée à Dakar, le nombre de soldats présents à Thiaroye, les causes du rassemblement des tirailleurs…”, notent encore les chercheurs, ajoutant que “certaines archives administratives et militaires sont inaccessibles ou incohérentes, d’autres ont disparu ou ont été falsifiées”.
En raison de transferts de documents en France, il y a “une absence significative des sources relatives au massacre de Thiaroye dans les archives restées à Dakar”.
“Les recherches dans les archives françaises sur le massacre de Thiaroye ont certes bénéficié de la collaboration française mais plusieurs de nos questions et demandes se sont heurtées à un mur d’ombres”, critique le comité qui a effectué une mission en France.
“On peut confirmer que les tirailleurs tués lors de l’intervention (du 1er décembre 1944) reposent quelque part dans le cimetière des soldats indigènes (du camp militaire) de Thiaroye ou dans le sud-ouest du camp de Thiaroye”, écrivent-ils. Plusieurs hypothèses sont avancées sur leurs lieux d’inhumation.
Le livre revient sur les fouilles archéologiques menées par le comité depuis mai 2025, qui ont permis d’exhumer dans le cimetière de Thiaroye des squelettes dans “des tombes qui sont postérieures aux inhumations”.
Dans leurs demandes et requêtes, les auteurs du rapport appellent la France à “exprimer officiellement sa demande de pardon aux familles, aux communautés et aux populations des pays dont sont originaires les tirailleurs”.
Ils recommandent “une requête au niveau de la Cour européenne des droits de l’Homme pour entendre prononcer que le massacre de Thiaroye est une violation massive et caractérisée des droits humains envers les tirailleurs sénégalais”.
ADC/BK

