Féminicides au Cameroun

« Le verdict de la juge donne aux hommes le pouvoir de tuer leurs épouses ». Depuis le 1eravril dernier, le verdict dans l’affaire Diane Yangwo, jeune femme de 30 ans, mère de trois enfants, morte en novembre 2023, à Douala, au Cameroun, sous les coups de son mari, Eric Bekobe, suscite une vague d’indignation. Inculpé pour « coups mortels » et non pas pour meurtre, alors même qu’il reconnaît être l’auteur des coups, Eric Bekobe n’a écopé que de 5 ans de prison avec sursis. Co-fondatrice de l’Association de lutte contre les violences faites aux femmes (ALVF), Ngobo Ekotto répond à nos questions. Entretien.

TV5MONDE : Le 1er avril dernier, le Tribunal de grande instance de Bonanjo, à Douala, au Cameroun, a rendu un verdict qui a suscité l’indignation d’une partie de la population. Reconnu coupable de coups mortels ayant entraîné la mort de son épouse Diane Yangwo, en novembre 2023, Eric Bekobe n’a été condamné qu’à cinq ans de prison avec sursis et 52 000 CFA d’amende (environ 80 euros). Comment expliquez-vous la clémence de ce jugement, d’autant que la juge était une femme ?

Ngobo Ekotto : Un jugement a en effet été rendu sur le cas de Mr Bekobe, bourreau de sa femme, à qui il a ôté la vie il y a un peu moins de deux ans. Nous ne savons pas jusqu’à présent quel article du code pénal elle a visé pour donner une sanction de 5 ans avec sursis et 52 000 CFA d’amende. Cette dernière étant ici un montant que Mr Bekobe devra payer au Tribunal de grande instance de Bonanjo, à Douala.

En tant que membre fondatrice de l’Association de lutte contre les violences faites aux femmes (ALVF), nous sommes catastrophées, indignées par une décision aussi inique, non pas parce que c’est le fait d’une femme juge, mais uniquement parce que c’est le fait d’un juge. Parce qu’au Cameroun, jusqu’à preuve du contraire, les jugements sont rendus au nom du peuple camerounais.

Ça veut dire que ces jugements sont fondés d’abord sur la Constitution et ensuite sur les textes réglementaires existants. L’intime conviction d’un juge n’intervient qu’après le respect des textes réglementaires. Nous sommes véritablement interloquées. On ne comprend pas. D’autant que jusqu’aujourd’hui, nous n’avons pas connaissance de la décision écrite.

Cette décision est au secret quelque part. Nous avons aussi entendu que le procureur de la République a interjeté appel. La famille a fait de même. Nous pouvons nous réjouir du fait que le procureur interjette l’appel pour une décision aussi inique, incompréhensible. Mais nous ne devons pas nous en remettre à des décisions d’individus.

C’est le droit qui doit être dit, et rien que le droit, pour les femmes et pour tout le monde. Parce qu’aujourd’hui, on considère ces décisions comme un fait divers. Or, il y a l’article 221 du Code pénal camerounais, qui punit d’un emprisonnement de 30 ans celui qui ôte la vie volontairement à un individu. Tout le monde peut d’ailleurs le vérifier. Nous ne comprenons donc pas ce qui se passe avec cette affaire.

TV5MONDE : Selon le média camerounais en ligne Griote TV, au moins 54 femmes ont été victimes de féminicides dans le pays entre janvier et avril 2025. Pouvez-vous nous rappeler les faits concernant l’affaire Diane Yangwo, et nous dire en quoi le verdict du TGI de Bonanjo est le symptôme de l’aggravation des féminicides au Cameroun ?

Ngobo Ekotto : Les circonstances de la mort de Diane Yangwo comportent tellement de versions que je ne saurai vous dire que la version que je vais vous donner est la bonne. Parce que, que ce soit au niveau du ministère, au niveau du Tribunal de grande instance, de l’avocate, des journalistes, de toute l’opinion, les versions sont très nombreuses. 

Journée de protestation

Membres de la coordination de la coalition des associations contre les violences faites aux femmes, lors de la journée de protestation du 4 avril 2025, à Yaoundé, au Cameroun.

© D.R.

Mais celle que je vais retenir est celle-ci. Madame Yangwo était une enseignante, professeure d’anglais dans un collège. Apparemment, dans son voisinage, il se dit qu’elle était régulièrement battue par son mari. Au cours de cette journée funeste de novembre 2023, Diane Yangwo et son mari étaient ensemble devant un hôpital, on ne sait pas exactement lequel du reste. Il a commencé à la bastonner, puis ils ont pris un taxi pour rentrer chez eux. Il semble que les coups ont continué à pleuvoir à la maison. Et il s’en est suivi sa mort. 

Mais pour moi, ce décès n’est absolument pas le symptôme de l’aggravation des féminicides. Il témoigne plutôt de l’invisibilisation des souffrances et des violences faites aux femmes au Cameroun. Parce que lorsque vous condamnez l’acte d’un bourreau, d’un mari, qui de surcroît a reconnu sa culpabilité, à cinq ans d’emprisonnement avec sursis, c’est la preuve du déni total de la présence des violences faites aux femmes, des violences conjugales dans notre pays. 

C’est une violence qui est silencieuse. Mais comme une guillotine, elle abat les femmes. Cependant, on ne doit pas parler, on ne doit pas briser le silence. Et dans l’affaire Diane Yangwo, le verdict de la juge donne d’une certaine manière aux hommes le pouvoir de tuer leurs épouses. Pour moi, c’est plutôt un permis de tuer que cette sentence délivre. 

TV5MONDE : Une pétition qui a déjà recueilli près de 24 000 signatures a été lancée sur l’affaire Diane Yangwo. Et le 4 avril dernier, une journée de protestation en sa mémoire a été organisée à Yaoundé. Quel en était le but, et quelles sont les futures échéances dans cette affaire ?

Ngobo Ekotto :  Alors, je dirais déjà que nous nous satisfaisons du formidable élan de solidarité né à la suite de cette affaire, des protestations et de l’indignation suscitées contre la sentence de cette juge. Et pour ce qui concerne les initiatives, elles sont multiples. La pétition lancée en ligne contre les féminicides, c’est une bonne chose. Les femmes s’expriment selon leurs sentiments et ressentis. 

Journée de protestation

Membres de la coordination de la coalition des associations contre les violences faites aux femmes, lors de la journée de protestation du 04 avril 2025, à Yaoundé, au Cameroun.

© D.R.

J’ai moi-même participé à la journée de protestation qui s’est tenue à Yaoundé, la capitale camerounaise, sous la coordination de la coalition des associations contre les violences faites aux femmes. Et toutes ces initiatives portées aujourd’hui par les femmes camerounaises ont notamment pour objectifs d’interpeller les politiques sur la situation des femmes, sur le refus des femmes de continuer à mourir sous les coups de leurs maris sans que l’État ne les protège. 

Nous voulons être protégées par une loi sur les violences faites aux femmes. Cela fait aujourd’hui 39 ans que nous avons connu, pour la première fois, un ministère de la Condition de la femme. Les dénominations ont changé, mais le but est le même : protéger, protéger, protéger. Protéger les droits des femmes. En 1997, notre chef d’État, le président de la République Paul Biya, s’était engagé à promouvoir un projet de loi sur les violences faites aux femmes. Nous sommes en 2025, toujours aucune loi. 

TV5MONDE : Justementen 2023 déjà, les autorités camerounaises et les associations comme la vôtre, tiraient la sonnette d’alarme sur l’augmentation très significative des féminicides. Le 15 mai 2023, la ministre de la Promotion de la Femme, Marie-Thérèse Abena Ondoa, avait lancé un plaidoyer pour l’adoption d’une loi-cadre spécifique. Où en est cette initiative, et pourquoi les violences faites aux femmes s’accroissent-elles autant ?

Ngobo Ekotto :  Depuis 1995, peu après la Conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue cette année-là à Beijing, en Chine, un projet de loi a été initié en ce sens au Cameroun. Ce projet est stoppé au niveau du ministère de la Justice. Jusqu’à ce jour, le ministère camerounais de la Justice prétend qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une loi spécifique sur les violences faites aux femmes. Selon lui, le code pénal camerounais légifère sur toutes les infractions dont nous sommes victimes. 

En revanche, je ne pense pas que les violences faites aux femmes s’accroissent au Cameroun. C’est la parole des femmes qui est plus audible aujourd’hui. Elles ont réussi à briser le silence. J’ajoute que pour nous autres Africaines, la Conférence de Beijing a été un moment fondateur qui nous a notamment permis de renverser les préjugés sociaux auxquels nous sommes confrontées. 

TV5MONDE : Justement, l’année 2025 marque le trentième anniversaire de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing. Compte tenu de l’état de la situation sur le continent africain, faut-il y voir un échec dans la lutte pour les droits des femmes et des filles, l’égalité des sexes… ?

Ngobo Ekotto : En ce qui concerne la société civile, il n’y a pas d’échec. Je dirai même qu’il y a plutôt de grandes avancées. Parce que les femmes ont réussi à s’organiser dans tous les secteurs de la société. Les femmes se sont emparées de tous les secteurs de la vie publique de notre pays. Cependant, nos gouvernements ne sont toujours pas prêts à changer de paradigme : celui du patriarcat qui ne veut pas entendre et voir l’égalité entre les hommes et les femmes. 

Il n’y a pas d’égalité de droits. Il faut toujours que le contrôle, la capacité à décider, soit celle d’un homme. Un homme vu dans le sens de celui qui contrôle la société. Je parle ici du pouvoir patriarcal qui contrôle les ressources, les hommes, les femmes, les enfants, pour sa propre domination. 

Malgré tout, il y a aujourd’hui plus de femmes parlementaires, maires, conseillères municipales. Il y a des femmes qui s’expriment pour dire : je suis battue. Il y a des femmes qui vont au tribunal pour divorcer. Il y a des femmes qui étudient plus longtemps, qui ont accès à l’éducation. Il y a des femmes qui refusent de continuer à subir les mariages précoces… La parole des femmes est libre, même si nos gouvernants nous maintiennent la tête dans l’eau dans bien des domaines. 

TV5MONDE : Dans leur dernier rapport sur la question, publié en 2023, ONU Femmes et l’ONUDC nous apprenaient que « le féminicide – la forme la plus extrême de violence à l’égard des femmes et des filles – est omniprésent dans le monde. » Avec 21 700 victimes, l’Afrique avait enregistré cette année-là le taux le plus élevé de féminicides. Pour quelles raisons ?

Ngobo Ekotto : C’est à cause de l’impunité, de l’absence de loi qui sanctionne les hommes à l’origine des féminicides. C’est uniquement à cause de l’impunité. Sinon, on ne peut pas le comprendre. Certes l’affaire Diane Yangwo fait grand bruit, et c’est tant mieux. Mais combien de femmes meurent dans le silence dans nos villages et villes, dans nos quartiers ? 

L’affaire Diane Yangwo n’est quand même que la partie émergée d’un énorme iceberg. D’autant que la particularité de nos pays c’est que nous n’avons pas de statistiques nationales, ni même locales sur l’ampleur des violences faite aux femmes. Nous ne mesurons pas nous-mêmes l’ampleur du fléau qui sévit dans notre pays. 

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