Les Européens dans l’urgence stratégique face au deal voulu par Trump sur l’Ukraine
« Le moment est venu de créer les forces armées de l’Europe », c’est l’appel lancé aux 27 par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, après la conférence de Munich sur la Sécurité. Les États-Unis y ont confirmé, cette semaine, la mise à l’écart des Européens et de Kiev dans les discussions que Donald Trump entend mener avec la Russie pour obtenir un cessez-le-feu en Ukraine. Face à l’urgence de se retrouver devant le fait accompli, les Européens tentent de réagir. Quelle stratégie peuvent-ils mettre en œuvre pour leur Défense et celle de l’Ukraine, face à la Russie de Poutine ?
Par : Christophe Drevet – SOURCE RFI
Les Européens connaissaient les intentions de Donald Trump avant-même son retour au pouvoir le 20 janvier dernier. Le président américain les a pourtant pris de court en annonçant une négociation directe avec Vladimir Poutine pour mettre fin à la guerre en Ukraine. Malgré les protestations européennes, Donald Trump affirme vouloir discuter d’un cessez-le-feu avec la Russie, sans les Européens et sans l’Ukraine.
Dans ce contexte, le président américain réaffirme vouloir laisser aux Européens le soin d’assurer leur propre Défense, qu’il n’entend plus financer au sein de l’Otan. Un changement géostratégique majeur qui place les pays européens au pied du mur face à une Russie qui ne rêve que de pouvoir continuer sa guerre de conquête en Ukraine, risquant ainsi de menacer directement les frontières de l’Otan et de l’UE.
Plongés dans un état de sidération par les annonces successives du gouvernement américain, les Européens tentent de réagir. Ils sont aujourd’hui appelés à « un sursaut » par le président ukrainien, dont le pays est en passe de se retrouver seul, en première ligne, face à la Russie. Volodymyr Zelensky, estime ainsi que l’Europe doit former « sa propre armée ».
Vers une Défense européenne ?
La fameuse question de l’Europe de la Défense revient donc plus que jamais sur la table. Mais comment parvenir rapidement à prendre des mesures en ce sens, alors que pendant des décennies les Européens ont continué à jouer la carte de 27 armées dans 27 pays. L’urgence les oblige aujourd’hui à faire face à leur plus grand défi, comme l’explique l’ancien officier Guillaume Ancel, directeur du blog « Ne pas subir ».
« L’Union européenne qui est une institution phare depuis ces 50 dernières années est en fait un club de commerçants. Cela n’est absolument pas pertinent pour construire une armée. L’UE est un outil inadapté aux sujets de Sécurité et de Défense, parce qu’il faut pour cela un pouvoir centralisé. Il faut une Europe politique. Les Européens se retrouvent dans la situation inverse de celle des États-Unis. C’est comme si les États-Unis, qui sont constitués de 50 États, avaient 50 armées différentes, 50 types d’avions et de chars, 50 centres de formation, etc… C’est ce qu’on a aujourd’hui en Europe. Celle-ci a des budgets de la Défense qui équivalent au moins quatre fois ceux de la Russie, pourtant, elle n’est pas dissuasive pour deux sous parce qu’elle n’a pas une armée, mais 27 armées, plus celle du Royaume-Uni ».
Priorité aux investissements militaires
Réformer les institutions européennes pour parvenir à cette Europe de la Défense prendra néanmoins du temps, au minimum plusieurs années. Que peut donc faire l’Europe dans l’urgence face à la double menace russe et de l’abandon américain programmé ? De toute évidence investir et s’en donner les moyens. C’est le sens des propos d’Ursula Von der Leyen, ce vendredi 14 février à Munich.
La présidente de la Commission européenne entend galvaniser les dépenses militaires des pays européens en activant une clause spéciale pour éviter que ces investissements soient pris en compte dans le calcul de leur déficit public. Ce qui leur permettrait de dépenser plus, sans dépasser officiellement le fameux seuil des 3% de déficit fixé par l’Union européenne. « Nous avons besoin d’augmenter les dépenses de l’Europe en matière de Défense. Actuellement, c’est 2% du PIB des 27. Mais une nouvelle hausse considérable est nécessaire : car passer de 2% du PIB à plus de 3% signifie investir des centaines de milliards d’euros supplémentaires chaque année », a-t-elle expliqué.
C’est une bonne piste selon Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po et spécialiste des questions internationales et de sécurité. Selon lui, « La première priorité, c’est que l’Europe s’arme, indépendamment du format d’une armée unique qui pose une multitude de questions sur le commandement intégré, sur qui donne les ordres. Je ne vois pas aujourd’hui l’Europe prête à décider d’une politique étrangère unique, commune. L’urgence n’est pas celle-là, même si je pense qu’à terme, cela sera nécessaire. Aujourd’hui, la priorité pour l’UE est de développer considérablement ses investissements militaires et de les faire passer à 4% du PIB (Produit intérieur brut), alors qu’on en est à 2% en moyenne dans les pays européens ».

2% du PIB pour les dépenses militaires, c’est ce qu’exigeait Donald Trump des Européens, lors de son premier mandat (2017-2020), pour que les États-Unis continuent à financer l’Otan. Mais aujourd’hui, le président américain exige 5%. Un chiffre à relativiser toutefois, explique Guillaume Ancel. « Pour l’Europe, il faut commencer par ne surtout plus accepter que Trump lui mette la pression. Trump exige 5% des Européens alors que les États-Unis ne dépensent que 3,4%. Quand Trump a menacé de quitter l’Otan, les industriels de la Défense américains sont venus le voir pour lui rappeler que l’Otan était leur plus gros marché. Et c’est bien ce que veut Donald Trump aujourd’hui. Tout en invitant les Européens à être plus autonomes, il veut les contraindre d’acheter de l’armement américain. Selon lui, les Européens doivent se payer les matériels dont ils ont besoin ». Ce qui souligne aussi un enjeu majeur pour l’Europe, celui de disposer de ses propres armements afin de pouvoir conserver une indépendance de décision.
L’urgence d’une aide massive à l’Ukraine
Il s’agit aujourd’hui, pour les Européens, de pouvoir fournir une aide militaire à l’Ukraine si Donald Trump met fin à celle des États-Unis. Car pour Nicolas Tenzer, auteur du livre « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique » (publié en 2024 aux éditions de l’Observatoire), « Il faut soutenir l’Ukraine jusqu’au bout. Je crois qu’il ne faut pas aller vers un accord de paix comme le dessine Trump qui serait une catastrophe pour l’Ukraine bien sûr, mais aussi pour l’Union européenne. Il va vraiment falloir soutenir l’Ukraine militairement dans la durée. Si nous n’allons pas jusqu’au bout dans la défense de l’Ukraine, celle-ci risque de perdre la guerre et l’Europe sera la suivante sur la liste de Poutine. Il y a une conscience qui germe depuis quelque temps au niveau des capitales européennes et c’est ça le premier enjeu ».
Le changement radical de paradigme dans le conflit ukrainien avec le retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis était prévisible. Les Européens sont néanmoins plongés dans la sidération, comme le souligne Guillaume Ancel. « Les Européens réagissent comme un groupe de lapins dans les phares d’une voiture, j’allais dire d’une Tesla. Ils voient depuis des semaines, des discussions se dérouler entre Trump et Poutine. Donald Trump ment en permanence en réalité. Quand il dit qu’il va lancer des négociations avec Poutine, ce qu’il faut comprendre, c’est que les négociations sont terminées. Trump s’est mis d’accord avec Poutine sur les grandes lignes d’un accord. En réalité, on est aujourd’hui en train de discuter des conséquences du deal et plus vraiment sur ce qu’on est prêt à mettre sur la table. Tout ce que voulait Poutine en trois ans de guerre, Trump est en train de le lui donner ».
À défaut de pouvoir éviter ce deal, les Européens pourront-ils faire face aux dangereuses conséquences qu’il implique pour l’Ukraine et pour leur sécurité ? Selon Nicolas Tenzer, l’Europe n’est pas complétement dépourvue. « Même si les dépenses en armement et l’aide à l’Ukraine sont très insuffisantes, il ne faut pas oublier que l’Europe, avec le Royaume-Uni et la Norvège, ont plus aidé militairement l’Ukraine que les États-Unis. L’Europe a quand même des capacités, donc elle peut d’une certaine manière « continuer le combat« . La Russie n’est pas invincible. Elle n’a jamais conquis que 3 865 km² de territoire ukrainien en 2024. Elle ne parvient pas à reprendre complètement la région russe de Koursk occupée par l’Ukraine. La situation est certes extrêmement difficile sur le terrain pour les Ukrainiens, mais il y a des moyens de tenir ».
L’Europe de plus en plus impliquée en Ukraine
Nicolas Tenzer va même plus loin. Même si les présidents russe et américain s’entendent dans le dos des Européens et de l’Ukraine, un accord de cessez-le-feu, et plus encore de paix, ne semble pas acquis pour autant. « Ce n’est pas parce que l’Ukraine serait totalement lâchée par les États-Unis que Poutine et Trump peuvent conclure un accord, à leur guise. Même si elle aurait dû s’y préparer plutôt, l’Europe essaye d’entrer par la porte, alors que Trump essaye de la fermer entièrement aux Européens. Si Kiev ne veut pas signer un accord qui signifierait potentiellement la mort de l’Ukraine, personne ne peut l’obliger à le signer. L’Ukraine et les Européens peuvent très bien organiser une résistance et je pense que c’est ça qui est en jeu aujourd’hui. Ils peuvent très bien dire à Trump : vous n’allez pas décider sans les Ukrainiens et sans nous ».
Une résistance jugée par la majorité des dirigeants européens comme absolument nécessaire en raison de la nature de l’accord « façon Trump » qui se dessine pour un cessez-le-feu en Ukraine. Beaucoup dénoncent son aspect « deal plutôt que vraie paix ». Une paix très relative, sur le dos de l’Ukraine comme le rappelle Guillaume Ancel. « Trump ne fait pas la différence entre un cessez-le-feu et la paix. C’est pour ça qu’il met les Européens en situation très délicate avec le conflit en Ukraine. Il veut imposer rapidement un cessez-le-feu, mais il est en train de donner la victoire à Poutine dans une guerre qui est absolument illégitime. C’est-à-dire qu’il bafoue le droit international au profit de la seule chose qu’il reconnait : la loi du plus fort. Il fait la même chose à Gaza ».
Un deal qui va donc placer l’Europe en première ligne. Selon Nicolas Tenzer, il faudra que les Européens parlent à leurs opinions publiques sur la nécessité d’aller beaucoup plus loin en raison des enjeux vitaux pour l’Europe. « Il faut arrêter avec le discours qu’on a entendu parfois : « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie« . La Russie nous fait la guerre, de fait. La question du déploiement de troupes européennes est sur la table depuis déjà longtemps. Le fait est qu’on ne gagne pas une guerre en ne la faisant pas. Les troupes européennes de l’OTAN sont, à mon avis, tout à fait à même de faire face à un danger russe. On a pu voir déjà comment l’Ukraine a su résister. Il reste à affirmer la volonté politique de certains pays européens à défaut de l’ensemble des 27 ».
Déploiement d’une force en Ukraine
Même dans le cas d’un éventuel accord de cessez-le-feu accepté par les parties, il faudrait alors déployer des forces en Ukraine pour le garantir. Donald Trump a déjà indiqué qu’il n’enverrait pas de soldats américains sur place, affirmant que ce serait aux Européens de le faire. Même si l’Otan fournissait des moyens logistiques et de renseignement, l’Europe devrait donc, dans ce cas, assurer le déploiement d’une force en Ukraine. Une force que les Européens seraient également obligés de mobiliser si aucun accord de cessez-le-feu n’intervient, faute de quoi l’Ukraine se retrouverait seule face à la Russie. Mais l’Europe en a-t-elle les moyens ? Selon Guillaume Ancel, « Les Européens savent mobiliser une force d’action rapide, mais ça nécessite des moyens condidérables qu’ils n’ont jamais mobilisé aussi longtemps. On parle d’une force de 50 000 à 100 000 hommes en permanence. Avec des rotations tous les six mois, il faut arriver à mobiliser, sur une année, entre 100 000 et 200 000 hommes. Les Européens sont déjà en train de travailler sur ce scénario, mais ils n’imaginaient pas que cela interviendrait aussi vite. Les Américains viennent en effet de le signifier aux dirigeants européens à Munich en prévision d’un accord sur l’Ukraine ».
Dans tous les cas de figures, la priorité pour les Européens, selon Guillaume Ancel, « C’est de reconnaître qu’ils sont dans un cas d’urgence et que les questions de souveraineté nationale ne peuvent plus prévaloir. Par conséquent, les 27 doivent confier à la Commission européenne la responsabilité de faire un certain nombre de choses pour le compte de tous. Il s’agit notamment de l’achat du matériel militaire et de l’organisation, à défaut d’un commandement unifié dont l’Europe ne dispose pas. Tout doit être considéré au niveau de l’Union européenne. C’est notamment ce que Bruxelles a fait pour le programme de munitions à destination de l’Ukraine. A terme, il s’agira pour l’Europe de se doter de méga-entreprises militaires capables de coordonner les moyennes entreprises françaises, allemandes, italiennes et britanniques, afin de devenir de vrais concurrents des géants américains et de s’équiper de matériel européen. Il y a donc un sujet industriel, un sujet politique de donner du pouvoir à la Commission européenne et un sujet de plus long terme qui pour moi est celui des Etats-Unis d’Europe ». Des perspectives qui s’étalent néanmoins sur plusieurs années.
Pour résister à l’hostilité croisée de la Russie et des États-Unis de Donald Trump, l’Europe semble désormais ne plus avoir le choix, aujourd’hui contrainte de s’unir pour pouvoir se défendre. Après 75 ans de paix, la question pour les Européens n’est plus de savoir s’ils ont envie ou pas de faire la guerre. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, le déclarait lui-même : « Ce n’est pas à nous de décider que nous n’avons plus d’ennemis ».
Mise à jour 16/02/2025 -15hTU: Le président Emmanuel Macron réunira lundi à Paris « les principaux pays européens » pour des discussions portant sur « la sécurité européenne », a déclaré le chef de la diplomatie française Jean-Noël Barrot, sans préciser les participants de cette « réunion de travail ». (AFP)