La bombe à retardement de Poutine: comment les soldats qui ont combattu en Ukraine forment une nouvelle élite en Russie
Vladimir Poutine est en train de former une nouvelle élite en Russie. Grâce au programme “Le temps des héros”, les soldats qui ont combattu sur la ligne de front en Ukraine bénéficient de nombreux privilèges et sont même autorisés à occuper des postes administratifs prestigieux. Le président russe crée ainsi une classe sociale entièrement nouvelle dans le pays, mais cela n’est pas sans danger. “Elle pourrait à terme se révéler être le monstre de Frankenstein”, explique un sociologue russe.
Une nouvelle élite prend forme en Russie. Le Kremlin souhaite faire des soldats qui ont combattu en Ukraine une nouvelle classe sociale. Concrètement, les anciens combattants et leurs familles du programme “Le temps des héros” peuvent profiter d’avantages dans la société russe: primes, absence de liste d’attente pour l’entrée à l’école maternelle, accès au collège ou à l’université sans examen d’entrée ou encore annulation des prêts à titre posthume.
Selon la télévision d’État russe, plus de 44.000 vétérans de guerre ont postulé. Sergei Bormotov, lui, en fait déjà partie. Professeur de danse de salon, il s’est porté volontaire sur le front en Ukraine juste après l’invasion de février 2022. “Lorsque le président a annoncé l’opération militaire spéciale, je ne pouvais pas rester chez moi”, raconte le vétéran dans un documentaire de la chaîne Internet indépendante Dozhd.
M. Bormotov a survécu et a finalement été renvoyé chez lui en raison de son âge. À son retour, les autorités ont invité le quinquagénaire à se présenter au conseil municipal de la ville de Chelyabinsk, au sud des montagnes de l’Oural. Il a été élu en septembre dernier et il lui a également été proposé de devenir l’assistant d’un député à la Douma d’État, la chambre basse du Parlement russe.
Le président Vladimir Poutine a évoqué pour la première fois la “nouvelle génération” fin février, dans son discours devant le Parlement commun. “Ils devraient occuper des postes de direction, dans les systèmes d’enseignement supérieur, dans les associations sociales et les entreprises d’État”, avait-il déclaré. “C’est à eux que nous pouvons confier l’avenir et la Russie.”
Plusieurs objectifs
Selon un politologue russe, qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité, l’idée d’une “nouvelle classe” a plusieurs objectifs. “Elle devrait accroître l’attrait de la participation à la guerre grâce à des incitations supplémentaires. C’est important parce qu’il y a une pénurie de recrues”, explique-t-il.
En outre, le programme “Le temps des héros” doit promouvoir la guerre (impopulaire) dans la société. Ce faisant, le Kremlin fait délibérément référence au passé, affirme-t-il. “Les autorités tentent de faire revivre les stéréotypes soviétiques des soldats de la ligne de front, qui revenaient après leur démobilisation pour reconstruire le pays et le gouverner.”
Oleg Zyuralyov, du Laboratoire de sociologie publique, estime qu’il est difficile de deviner exactement ce que Poutine veut faire de sa “nouvelle élite”. “En créant celle-ci, il tente non seulement de trouver davantage de volontaires pour le front, mais aussi de discipliner les vétérans qui en sont issus”, explique M. Zyurolyov, qui a quitté la Russie et dont l’organisation a été déclarée “agent étranger”.
Développement économique
De plus, les vétérans pourraient être déçus si les autorités russes ne tiennent pas leurs promesses. “Beaucoup de choses dépendent du développement économique de la Russie”, affirme M. Zyuralyov. “Si l’économie continue à se développer, les vétérans pourront investir l’argent qu’ils ont gagné pendant la guerre dans des maisons, puis trouver du travail. Ils pourront également obtenir des postes prestigieux, mais pas les plus élevés.”
Et pour le sociologue, tout se joue surtout dans les hautes sphères de l’élite. “Surtout si Poutine décide de nationaliser les grandes entreprises, ce que certains économistes prédisent déjà. C’est là qu’émergera la véritable nouvelle élite. Les vétérans deviendront alors les propriétaires.”
Des premiers élus
Les premiers résultats sont déjà visibles. Lors des élections régionales et locales qui se sont déroulées en Russie le mois dernier, plus de 300 vétérans disséminés dans tout le pays ont décroché des sièges de conseillers municipaux. “Un résultat attendu”, déclare le politologue anonyme. Même s’il estime qu’il s’agit d’un maigre résultat, comparé aux dizaines de milliers de candidats qui ont participé au scrutin.
Parmi ces candidats figuraient de nombreux fonctionnaires et agents de sécurité qui bénéficiaient officiellement du statut d’ancien combattant, mais qui n’avaient effectué que des missions dans les territoires occupés par l’Ukraine. En outre, la grande majorité des anciens soldats élus se sont retrouvés dans des conseils municipaux de petites villes, qui n’ont guère voix au chapitre en Russie.
Danger
“Les belles paroles sur la nouvelle élite se heurtent à la résistance de l’ancienne élite. Celles-ci n’ont aucune envie de partager le pouvoir”, indique le politologue. “Poutine ne peut pas tenir ses promesses et n’a probablement pas l’intention de le faire.”
La nouvelle élite pourrait à terme se révéler être le monstre de Frankenstein, prévient M. Zyuralyov. “Beaucoup de vétérans veulent gagner la guerre contre l’Ukraine et soutiennent Poutine. Mais il y a aussi beaucoup de volontaires qui critiquent le pouvoir à cause de la corruption et de la dictature. Ils veulent plus de démocratie et pour le Kremlin, il ne faut surtout pas qu’ils deviennent trop actifs. Un dilemme pour Poutine”, ajoute-t-il.
PAR Joost Bosman, B.M Source: HLN