50 ans de la révolution des Œillets au Portugal: «Tout risquer» au nom de la liberté
Ce 25 avril, le Portugal commémore les cinquante ans du coup d’État militaire qui a renversé la plus longue dictature que l’Europe ait connue au XXe siècle. Quelques résistants qui ont « tout risqué pour améliorer sa vie et celle des autres » nous ont raconté comment a été la lutte contre la dictature, les tortures, les prisons, les évasions, la clandestinité et l’exil jusqu’à la « Révolution des Œillets ».
Par : Carina Branco – RFI
Le 25 avril 1974, à minuit vingt, la chanson Grândola Vila Morena, de José Afonso, est diffusée à la radio et c’est le signal que les militaires attendaient pour déclencher le coup d’État qui allait renverser, en 24 heures, une dictature de 48 ans. Peu d’années avant, en 1971, la chanson était enregistrée au Château d’Hérouville, en région parisienne, pour l’album Cantigas do Maio, de José Afonso, le maître de la chanson engagée portugaise, avec José Mário Branco, le directeur musical du disque, Carlos Correia, le guitariste, et Francisco Fanhais, un autre ami musicien.
Connu comme « le prêtre Fanhais », ce dernier a été contraint à l’exil après avoir été interdit de chanter, de donner des cours et de faire des messes au Portugal à cause de ses prises de position, notamment contre la guerre coloniale. En France, il a rejoint LUAR, une organisation de lutte armée contre le régime portugais, et il a continué à chanter auprès des émigrés portugais pour, raconte-t-il, « réveiller en eux une dimension politique et ouvrir leurs yeux pour ce qui se passait au Portugal parce que beaucoup voulaient oublier la vie de souffrance qu’ils avaient quittée ».
Plus de 50 ans après, Francisco Fanhais ne cache pas la fierté d’avoir participé à l’enregistrement de la chanson qui est devenue le symbole de la « Révolution des Œillets ». La musique commence simplement avec le son de pas sur du gravier qu’inévitablement renvoie à la marche militaire vers la chute de la dictature.
« Je n’ai aucun mérite que les militaires aient choisi cette chanson, mais je suis heureux et j’ai une certaine fierté de savoir que mes pas sont dans cette musique et que ma voix est là aussi, ainsi que celle de mes amis. À chaque fois que je l’entends, beaucoup de choses me reviennent et je me souviens de la force avec laquelle nous avons chanté, la force que nous avons donnée à “Grândola”, au son, aux pas. Je ne peux m’empêcher de ressentir cette joie de savoir que les pas que nous avons enregistrés ont été une contribution musicale et culturelle pour le déclenchement de la chose la plus importante, à savoir, le renversement du fascisme. »
La torture, le mariage derrière les barreaux et l’évasion de la prison avec la voiture du dictateur
Domingos Abrantes et Conceição Matos étaient, eux aussi, en exil depuis à peine quelques mois, à Paris, le 25 avril 1974, après des années, soit derrière des barreaux, soit « à fuir la police ou la prison », à cause de leur rôle dans le principal parti d’opposition alors interdit, le Parti communiste portugais. Ils rentrent à Lisbonne, cinq jours après le 25 avril, avec le leader du parti, Álvaro Cunhal, sur un vol d’Air France qui est resté connu sous le nom d’« avion de la liberté ».
« C’était un vol Air France avec plein d’exilés qui rentraient au Portugal. Nous avons eu la chance d’avoir été choisis pour accompagner Álvaro Cunhal. C’était une immense joie. Les musiciens Luís Cília, José Mário Branco, tout l’avion chantait des chansons révolutionnaires ! », se souvient Domingos Abrantes, 88 ans, soulignant que « la conquête de la liberté est une chose qui a changé le peuple portugais ».
La liberté arrivait au bout de 48 ans d’oppression et de luttes dans la clandestinité par des personnes « capables de tout risquer pour améliorer leur vie et celle des autres », rajoute l’ancien résistant. Militant du Parti communiste portugais depuis 1954 et membre de son comité central à partir de 1963, Domingos Abrantes a été prisonnier politique entre 1959 et 1961, puis entre 1965 et 1973. Il s’est même marié à la prison de Peniche, près de Lisbonne, et a participé dans l’une des évasions collectives les plus spectaculaires des prisons de la dictature portugaise en décembre 1961. Lui ainsi que sept camarades communistes ont défoncé une partie du portail principal de la prison de Caxias au bord d’une voiture blindée qui avait été au service du dictateur António de Oliveira Salazar.
« C’est une histoire filmique. S’évader dans une voiture de la prison, dans une prison qui est fermée, qui a des portails. Cette évasion devint historique. Ce fut la dernière évasion collective du fascisme. Il s’agit d’une fuite à connotation politique, réalisée depuis une prison privée de la PIDE, la police politique, et en utilisant un véhicule blindé de Salazar. On dit que Salazar n’a plus jamais voulu remettre les pieds dans la voiture, car la voiture avait été salie par des communistes ! »
L’évasion a été « préparée pendant 19 mois et elle n’aura duré que 60 secondes ! », rajoute-t-il. C’est un détenu mécanicien, qui avait conquis la confiance des gardiens, qui a pris le volant, pendant qu’une douzaine de prisonniers jouaient au foot lors de la « récréation ». Tout sous les yeux des gardiens et sous une pluie de balles, mais le véhicule était blindé, « un monstre, presque un char, une voiture de 3 000 kilos ou quelque chose comme ça », rajoute Domingos.
Quatre ans après, la police le retrouve et il subit la torture du sommeil et de la statue pendant une quinzaine de jours, des chocs électriques et beaucoup de coups, car « la seule manière d’empêcher quelqu’un de dormir c’est en donnant des coups de pied dans les genoux, des coups de tibia, des coups de poing à la tête, en faisant du bruit », dit-il. S’ensuit un mois en total isolement dans « un trou », une cellule minuscule « ou n’arrivait ni son ni lumière ». « Je sais ce que s’est d’être enterré vivant », résume-t-il.
Conceição Matos est aussi devenu un symbole de la résistance, au point que le musicien José Afonso lui a écrit une chanson – « Na Rua António Maria » – en référence aux interrogatoires subis dans le terrible siège de la police politique Rue António Maria Cardoso, à Lisbonne. Lors de ses deux prisons, en 1965 et en 1968, elle a été soumise à la torture du sommeil, elle a été tabassée, interdite d’aller aux toilettes, soumise à l’isolement et humiliée à l’extrême. La deuxième fois, en 1968, lors des interrogatoires, elle a dit d’emblée : « La dernière fois, vous m’avez détruit la santé, mais je vous redis : vous pouvez me tuer ou me réduire en morceaux, mais je ne vous dirai rien ». L’inspecteur Tinoco, un des tortionnaires de la PIDE, lui répond : « Je suis extrêmement flatté et fier de vous avoir ruiné votre santé, mais je regrette de ne pas avoir fini avec votre vie. »
Le livre qui a eu « un effet de bombe » sur la dictature
Résister se faisait aussi dans les rédactions et dans le monde de l’édition. Un des livres considérés par le régime comme subversif, « incroyablement pornographique et offensant pour la morale publique » a été Les Nouvelles Lettres portugaises, publié en 1972 et tout de suite interdit. Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta et Maria Velho da Costa, les « trois Maria », y dénoncent, entre autres, la guerre coloniale, l’émigration de masse, la violence, la pauvreté, l’oppression domestique, sociale et politique sur les femmes. Les autrices ont eu un procès à la suite de ce livre et étaient menacées d’une peine allant de six mois à deux ans de prison, suscitant une solidarité internationale à laquelle se sont ralliées Delphine Seyrig, Marguerite Duras et Simone de Beauvoir.
À 86 ans, Maria Teresa Horta, nous reçoit chez elle, à Lisbonne, dans un salon rempli de livres et nous avoue que son livre a eu « un effet de bombe » sur la dictature.
« C’est un livre politique, essentiellement politique, écrit dans un pays fasciste par trois femmes. Je pense qu’à cette époque, au Portugal, il n’était pas du tout étrange que ce livre ait eu un tel effet de bombe. Le livre fut un scandale. Nous avons seulement compris que ce livre pouvait être dangereux, pour nous, quand il a été interdit… »
La poète rappelle que « les femmes étaient vues comme dangereuses »si elles ne suivaient pas le rôle de soumission qui leur été assigné et, donc, c’était « essentiellement un livre politique écrit dans un pays fasciste ». Elle raconte que le livre naît après un épisode de violente agression qu’elle a subi en pleine rue, « tabassée par des fascistes » qui lui en voulaient d’avoir publié un autre livre, Minha Senhora de Mim, en 1971, qui a aussi été interdit par la censure et qui parlait ouvertement de désir féminin. « Plus on m’interdit, plus j’en fais ». Quelques jours après la révolution des Œillets, « les trois Maria » sont acquittées et le juge considère les Nouvelles Lettres portugaises comme « un chef-d’œuvre ».