Syrie: treize ans après le début de la guerre, «il n’y a plus d’espoir, il n’y a plus de pays»
Ce 15 mars 2024, la Syrie entre dans sa quatorzième année de guerre, un conflit larvé qui a fait plus de 400 000 morts. La Syrie reste la plus grande crise de déplacement au monde : plus de 13 millions de personnes ont fui le pays ou sont déplacées à l’intérieur de ses frontières. Ceux qui sont restés vivent avec la peur de s’exprimer sur ces dernières années. Anas*, 65 ans, et Maryam*, 49 ans, viennent tout juste de quitter le pays. Ils racontent.
RFI : Vous venez de quitter la Syrie, pour quelles raisons ?
Anas : J’ai quitté la Syrie en fin d’année dernière pour retrouver ma femme et mon fils qui ont fui la guerre et que je n’ai pas revus depuis des années. C’était la joie… Ma femme est venue en France avec mon enfant en 2016, ils ont fui la guerre. Elle a eu une carte de séjour de dix ans. Moi, je suis resté à Damas et là, je viens vraiment pour rejoindre mon fils que je n’ai pas vu grandir. Là, je me repose un petit peu et je vais repartir en Syrie. Depuis le début de la révolution en 2011, je n’avais pas quitté la Syrie.
Maryam : J’ai quitté la Syrie il y a quelques mois seulement, avec mon mari et mes deux enfants. On avait tous l’espoir que la situation allait s’améliorer, alors on patientait. Et puis, nos familles respectives à moi et à mon époux sont là-bas aussi, à Damas, donc on repoussait l’heure du départ. Mais finalement, on s’est dit que pour nos enfants, pour leur futur, on ne pouvait plus rester.
Pourquoi aviez-vous choisi de rester Syrie ?
Anas : Ça, c’est une bonne question…. J’avais peut-être l’espoir de voir quelque chose que je rêvais depuis tout petit, comme toute ma génération. Avoir un peu de liberté dans ce pays. J’ai décidé de rester, car je gardais espoir, en vérité. Moi et toute ma génération, nous n’avons jamais connu le mot « victoire ». En tout cas, tous les gens qui ont mon âge, vraiment, on n’a eu aucune victoire dans notre vie, ni liberté, ni rien depuis cinquante ou soixante ans. Et puis moi, je voulais rester, j’avais des choses à faire, j’étais enseignant. Je savais qu’il y avait toujours des étudiants qui m’attendaient tous les matins. C’était comme un devoir pour moi. Je ne pouvais pas tout laisser comme ça, malgré le fait que j’avais vraiment perdu ma famille, que mon couple s’était brisé à cause de cette guerre. Mais j’avais un devoir de rester. J’aime la Syrie…
Maryam : Au début, j’ai cru que tout allait être mieux, dans tous les domaines. Puis j’ai senti que tout cela allait se transformer en guerre d’où nous ne sortirons pas calmement. C’était trop triste, on savait que ça allait devenir l’horreur. Durant tout ce temps, on avait peur, de tout. Et j’avais tout le temps peur pour mes enfants, tout le temps peur de m’éloigner de la maison. Mais j’ai toujours eu l’espoir que la guerre allait finir. Que le pays allait être mieux, s’ouvrir au monde etc. Qu’on allait reconstruire notre pays qu’on aime. C’est pour cela que nous sommes restés si longtemps.
Comment avez-vous vécu ces treize dernières années ?
Anas : Vraiment, c’était la grande joie au départ, mais très rapidement, ça s’est transformé en véritable guerre. Et toute ma famille s’est dispersée un peu partout dans le monde, en Europe, en Égypte, en Turquie. En Syrie, il me reste ma mère, une sœur et un frère. Ils ne peuvent pas sortir, et de toute façon ma mère refuse. Elle est chez elle, ils sont chez eux.
Économiquement, depuis 2011, c’est une véritable catastrophe, on ne peut pas comparer à avant. C’est un grand changement. Moi j’étais en France durant une certaine période de ma vie, puis en 2008 j’ai décidé de retourner en Syrie. Je trouvais que la vie y était mieux qu’en France à cette époque-là. Entre 2008 et 2011, c’était l’époque dorée de la Syrie. Il y avait des touristes partout… Plus de 5 millions par an. On parlait de la Syrie en des termes élogieux. C’était magnifique. Quand 2011 est arrivé, on pensait que tout allait changer en mieux encore. Et c’est la guerre qui a surgi. La vie quotidienne est devenue un véritable cauchemar. La vie est devenue trop trop trop chère. La pauvreté a augmenté d’une façon incroyable, l’inflation a explosé. Par exemple, en 2011, un sandwich kebab coutait 35 livres (0,0025 €), aujourd’hui, il coûte 20 000 livres (1,40 €) …. Aujourd’hui, les gens n’ont même pas un dollar par jour pour vivre.
Du point de vue sécuritaire, on a vécu une période de pression pire qu’avant, pire que les années 1980, les années 1990. C’est vraiment fou, extrêmement difficile. Politiquement parlant, tous ceux qui sont restés en Syrie ont encore plus été obligés de se taire. C’est ça le prix pour pouvoir rester. Toutes les formes d’expression ont été interdites, plus qu’avant 2011, ou alors, on le fait avec la peur au ventre de subir des représailles. Moi, je crois que j’ai eu de la chance, que peut-être mon statut de professeur me protégeait un tout petit peu. Mais seulement un tout petit peu. Et disons que je parlais « gentiment » pour m’exprimer. Mais tout est pire, pire qu’avant 2011. Par exemple, moi, en tant qu’artiste aussi, j’ai été privé de mon matériel durant plus de dix années. J’ai eu interdiction de pratiquer mon art. C’était impossible. Et ça l’est toujours, ou alors il faut des tas d’autorisations.
Maryam : Au début, ce n’était pas trop mal, c’était bien, on travaillait très bien. Mais dès que l’embargo est arrivé, c’est devenu extrêmement difficile. Aujourd’hui en Syrie, on ne peut pas vivre si on ne reçoit pas d’argent de l’extérieur. D’ailleurs si les cafés sont remplis, c’est grâce à cela, car le prix du café est passé de 50 livres à 15 000 livres (1 €). Avant 2011, le sachet de pain coutait 15 livres, aujourd’hui 8 000…. Et puis, il y a des pannes d’électricité en permanence, même à Damas. Maintenant, les gens s’organisent dans leur immeuble pour mettre par exemple un groupe électrogène pour avoir la télé, internet, etc. Mais les problèmes demeurent. En été il fait très chaud, en hiver, il fait très froid…
Aussi, avant 2011, nous pouvions sortir, faire la fête, etc., sortir entre filles, sans aucun problème. C’était un pays merveilleux. Après 2011, la peur est devenue réelle, on osait moins sortir, on se faisait souvent arrêter en voiture, il y a commencé à avoir des vols, etc. Côte liberté d’expression, depuis Hafez, on a toujours fait attention de ne pas parler trop politique ou de choses comme ça, mais aujourd’hui le sentiment est encore plus fort. On a entendu tellement d’histoires, des gens qui ont parlé depuis 2011, et qui ont disparu… Depuis treize ans, c’est encore plus difficile parce qu’il y a deux parties en conflit. Autrefois les anti-Assad ne parlaient pas en Syrie, aujourd’hui, ils sont dans une partie du pays et ils s’affirment, et ils sont dans la rue. Tous ces gens qui partent en prison, ça fait très peur.
Comment imaginez-vous l’avenir de votre pays ?
Anas : Depuis 2011, c’est la peur, on a vécu douze ans de peur. La mort est omniprésente. Aujourd’hui, la guerre est presque finie dans les grandes villes comme Damas, mais la pression est toujours présente. La peur est toujours là, à chaque coin de rue. Le seul problème, c’est le régime. Et le régime ne tombera pas. Je crois que c’est fini pour la Syrie… En tout cas au moins pour une dizaine d’années. Il n’y a plus d’espoir, il n’y a plus de pays. Par exemple, à Damas, la banlieue a disparu, tout a été rasé. Tous les habitants sont partis ou se sont réfugiés dans Damas même. Malheureusement, je n’ai plus d’espoir. À mon âge, je crois que je n’aurai pas l’occasion de voir ce pays libre. Visiblement, les Occidentaux ne veulent pas que ça change, ce régime semble leur convenir très bien. Certains Occidentaux ne savent même pas où est Damas. C’est incroyable. La Syrie, c’est mon enfance, c’est toute ma vie.
Maryam : Moi, je ne vois rien, en fait. La vie est très très très dure. Il n’y a pas d’avenir. On ne voit rien. Maintenant je vois tout en noir. Mais on garde espoir parce qu’on aime notre pays, à part son président… Je n’ai pas l’espoir que le régime tombe, sinon il serait tombé depuis longtemps. Mon espoir est que le pays retrouve la paix et qu’il s’ouvre au monde. Moi, j’espère retourner le plus vite possible en Syrie… Même dès demain si je le pouvais. Mon pays me manque, ma famille, mes amis, la vie là-bas, tout…
*Les prénoms ont été modifiés