Massacres, déportations… L’horrible film des évènements de 1989
Le miroir du temps n’a pu effacer des mémoires les images de ces moments d’avril 1989 entre le Sénégal et la Mauritanie. Les réfugiés mauritaniens de la vallée n’ont pas oublié ces matinées et ces nuits d’horreur qui ont abouti à leur déportation. Les souvenirs, difficiles, émergent de mémoires qui cherchent un oubli impossible. Récit.
Les images sont gravées dans sa mémoire. 34 ans après, Banaa Woulou Ly n’a rien oublié de cette matinée. Elle et l’ensemble des habitants de son village furent déportés vers le Sénégal. Aujourd’hui encore, le souvenir de ces moments la plonge dans une mélancolie profonde. Originaire du village de Ranéré dans l’arrondissement de Dar El Barka, région du Brakna, elle ne peut oublier ces funestes évènements qui ont conduit à son arrivée dans la commune de Ndioum, dans la région de Saint-Louis, au Nord du Sénégal.
«Les gendarmes avaient une liste quand ils sont arrivés dans notre village. Comme nous vivions avec les Harratines (Maures noirs) qui travaillaient pour nous, ils connaissaient tous les habitants du village. Ils leur ont fourni des informations», dit-elle. Fille du chef de village, elle assiste aux premières loges à ce qui sera l’une des plus graves crises entre le Sénégal et la Mauritanie. «Certaines faisaient la cuisine, d’autres le linge. Ils appelaient quelqu’un et un enfant allait le chercher. Tu arrivais et tu t’asseyais. Quand tout le monde a été réuni, ils nous ont dit qu’ils allaient nous déporter de l’autre côté du fleuve. Ils nous ont interdit de retourner dans nos chambres, donc on n’a rien pu prendre. Le lendemain, tôt le matin, ils nous ont fait monter dans des camions en direction du fleuve. Tous ceux qui avaient un bijou ou un objet de valeur, ils l’ont arraché. Un de mes oncles avait une magnifique brebis. Mais ils l’ont égorgée devant nous. On ne pouvait rien y faire», narre la vieille Banaa.Le soleil darde ses rayons sur la commune de Ndioum. La principale route qui traverse la bourgade est animée en cette matinée. Voitures, charrettes et motos circulent sans discontinuer. La maison de Banaa Woulou Ly est accolée à la route.
Autour d’une vaste cour sableuse, les chambres sont alignées face à la route. Les femmes de la maison, assises dans la cour, discutent tranquillement. Dans l’une des chambres, la sexagénaire est assise sur un matelas à même le sol. Les pieds et une main enveloppés de sachet en plastique pour laisser le temps au henné de noircir. Un voile sur la tête, elle plonge dans une profonde réflexion en repensant à ces heures cruciales. Le conflit, qui a éclaté le 9 avril 1989 par une altercation entre des bergers mauritaniens et des cultivateurs sénégalais sur l’îlot de Dundé Khoré, a fait plus de 800 morts sénégalais et négro-mauritaniens. Même si le village de Banaa n’a enregistré aucune victime, ce conflit sonne le glas d’une vie paisible au rythme des saisons.
Entre agriculture, élevage et pêche, la vie paisible à Ranéré va connaître un bouleversement inéluctable le 24 juin 1989, quand tout le village est déporté. L’annonce de cette déportation aura aussi des conséquences sur la vie de Ibrahima Mamadou Diallo. Militaire en mission dans la région de Sélibabi, c’est presque par hasard qu’il apprend la déportation de son village. «Un chauffeur qui travaillait aux statistiques agricoles m’a informé que mon village avait été déporté. J’étais entre Bakel et Sélibabi. Quand j’ai eu la confirmation, je suis allé voir mon Lieutenant. Puisque toute ma famille était de l’autre côté, je n’avais plus rien à faire dans cette Armée.
J’ai fait ma demande de libération. Je l’ai obtenue au bout de 15 jours et je suis allé rejoindre ma famille», raconte le chef du site de Ranéré, également réinstallé à Ndioum, et président de la Fédération départementale des refugiés de Podor. Agé d’à peine 25 ans, c’est un homme désarmé physiquement et moralement qui traverse clandestinement le fleuve à l’aube du 20 août 1990.«On nous a abandonnés…»
C’est le même scenario pour Saidou Yéro Sow. Installé à Mboumba, à quelques kilomètres de Ndioum, il était élève au moment des évènements. «C’est difficile d’expliquer comment on est arrivés ici. Ils nous ont tout pris, même nos pièces d’identité. Les vieux qui étaient au village ont été embarqués dans des camions.
Ceux qui sont arrivés au Sénégal avec deux ou trois vêtements, c’est parce qu’ils les avaient superposés. Rare sont ceux qui ont ramené deux à trois têtes de bétail. J’étais élève et avec d’autres jeunes, on est arrivés à Bababé au cœur de la nuit, et nous avons traversé le fleuve», dit-il. Quand il rejoint sa famille sur le site de Diam Bouri, à quelques kilomètres de Pété, Abdoulaye Alassane Ba, fraîchement libéré de l’Armée mauritanienne, la retrouve dans une situation très difficile. «Quand je suis arrivé ici, j’ai trouvé ma famille dans une situation très précaire.
Chacune des familles du village avait installé un abri sommaire, à côté d’un arbre, avec des toilettes faites d’épines», dit-il. Sans eau potable ni abri, ils dépendaient de la bonne volonté des villageois voisins, ceux de Lougué. Tous ces réfugiés vivent désormais au Sénégal depuis 34 ans. Si certains attendent un hypothétique retour dans leur pays natal, d’autres souhaitent tout simplement s’exiler vers l’Occident. D’autres encore, résignés, ont accepté d’être naturalisés sénégalais. Mais là encore, le parcours est tout sauf simple. Des plaintes ont été introduites au Tribunal à compétence universelle de Bruxelles par les associations de réfugiés.
Mais elles n’ont rien donné. «Nous avons porté plainte contre Ould Taya (Président de la Mauritanie au moment des évènements de 1989) à Bruxelles. Pourquoi Hissène Habré (dictateur tchadien) a été jugé et pas Taya. Aujourd’hui, on nous a abandonnés et on ne sait même pas pourquoi», déplore Ibrahima Mamadou Diallo. «Ce que nous pensons, c’est que c’est l’Etat du Sénégal qui ne veut pas qu’on rentre.
Parce qu’ils refusent de mettre la pression sur le gouvernent mauritanien. Même si la Mauritanie n’appartient pas à la Cedeao, ce n’est pas une raison. Ils interviennent quand ils veulent dans les autres pays, mais personne ne parle jamais de la Mauritanie et de ce qui s’y passe», dénonce Ibrahima Mamadou Diallo, président de la Fédération départementale des refugiés de Podor.
Par Mame Woury THIOUBOU [email protected]