Ecole sénégalaise – l’enseignement bilingue au cœur du débat : le français et les langues nationales face aux défis d’une cohabitation harmonieuse

Au Sénégal, la question de l’enseignement bilingue a cessé depuis longtemps d’être un simple sujet pédagogique réservé aux spécialistes de l’éducation. A Mbour, elle a fait l’objet d’un Comité départemental de développement (CDD) présidé par Amadou Diop, le préfet du département. Il a regroupé les acteurs du secteur éducatif. Les éléments essentiels relatifs à la formation des maîtres pour le bilinguisme ont été passés au peigne fin par les inspecteurs de l’éducation et de la formation (IEF), les syndicats et les parents d’élèves.

La question de l’enseignement s’est imposée comme un enjeu politique, culturel et identitaire majeur, révélateur des tensions profondes entre héritage historique, réalités sociales et ambitions de développement. Entre la prééminence du français, langue officielle de l’administration et de l’école, et la vitalité des langues nationales qui structurent la vie quotidienne, l’institution scolaire demeure le lieu d’une contradiction persistante, parfois paralysante, qui affecte la qualité et l’équité de l’apprentissage.

L’école sénégalaise est le produit d’un legs colonial qui a consacré le français comme langue exclusive du savoir formel, de la réussite sociale et de la promotion administrative. Cette langue s’est imposée comme le vecteur unique de la connaissance scolaire, reléguant les langues nationales à la sphère privée, domestique ou informelle.

Pourtant, dans les foyers, les marchés, les champs, les quartiers urbains comme dans les villages ruraux, ce sont le wolof, le pulaar, le sérère, le mandingue, le diola ou le soninké, etc. qui organisent la pensée, l’émotion, les rapports sociaux et la transmission des valeurs. Cette réalité sociolinguistique, profondément ancrée, entre en collision avec une école qui continue de fonctionner comme si l’élève arrivait déjà armé d’une parfaite maîtrise du français.

DES MILLIONS D’ENFANTS SCOLARISES DANS UNE SITUATION D’APPRENTISSAGE PARADOXALE, VOIRE INJUSTE

Ce décalage place des millions d’enfants scolarisés dans une situation d’apprentissage paradoxale, voire injuste : apprendre à lire, à écrire, à compter et à raisonner dans une langue qu’ils ne parlent pas ou qu’ils maîtrisent à peine au moment de leur entrée à l’école. Pour beaucoup, l’école devient alors un espace d’incompréhension, de décrochage et parfois d’humiliation silencieuse, plus qu’un lieu d’émancipation intellectuelle. La difficulté scolaire n’est plus seulement liée à l’effort ou aux capacités, mais à une barrière linguistique structurelle qui pénalise d’abord les enfants des milieux populaires, ruraux et périurbains.

Depuis plusieurs décennies, pourtant, le Sénégal n’est pas resté totalement immobile. Des expérimentations d’enseignement bilingue ont vu le jour, avec l’introduction progressive des langues nationales dans les premières années de l’école élémentaire, la mise en place de classes pilotes et des projets soutenus par des partenaires techniques et financiers. Les résultats observés dans ces expériences sont souvent sans ambiguïté : amélioration de la compréhension des apprentissages, réduction significative des redoublements, participation accrue des élèves, renforcement de la confiance en soi et revalorisation des cultures locales. L’enfant apprend mieux lorsqu’on lui enseigne d’abord dans la langue qui lui est familière.

LE BILINGUISME EDUCATIF, UN CHANTIER INACHEVE, COINCE ENTRE DISCOURS VOLONTARISTES ET RESISTANCES INSTITUTIONNELLES PROFONDES

Mais ces initiatives restent largement marginales et insuffisamment intégrées dans une politique éducative nationale cohérente et durable. Faute de généralisation, de formation adéquate des enseignants, de production massive de manuels et de supports pédagogiques adaptés, le bilinguisme éducatif demeure un chantier inachevé, coincé entre des discours volontaristes et des résistances institutionnelles profondes. L’absence d’une vision claire et assumée entretient une forme d’ambiguïté qui freine toute réforme de grande ampleur.

Il serait toutefois simpliste et contre-productif d’opposer frontalement le français aux langues nationales. Le français conserve une place stratégique comme langue d’ouverture internationale, d’accès aux savoirs scientifiques mondiaux, aux échanges universitaires, diplomatiques et économiques. Le véritable enjeu n’est donc pas son élimination, mais son repositionnement dans le parcours scolaire. Maintenu comme langue seconde, introduit progressivement après une alphabétisation solide en langue maternelle, le français peut devenir un outil de complémentarité et d’enrichissement. À l’inverse, lorsqu’il est imposé trop tôt comme langue exclusive d’enseignement, il agit comme un filtre social puissant, favorisant les élites urbaines déjà exposées à cette langue et marginalisant les enfants issus des zones rurales et des quartiers populaires.

Le débat sur l’enseignement bilingue reste cependant parasité par des peurs tenaces et des malentendus persistants. Certains redoutent un supposé recul du niveau scolaire, d’autres craignent un repli identitaire ou une fragmentation de l’unité nationale. Les langues nationales sont encore trop souvent associées à l’oralité, à l’informel, voire à l’archaïsme. Or, ces langues portent des systèmes de pensée complexes, des savoirs endogènes riches et des capacités cognitives parfaitement compatibles avec les exigences de l’école moderne. Leur exclusion du champ scolaire ne repose pas sur des arguments scientifiques solides, mais sur des représentations héritées et des hiérarchies linguistiques intériorisées.

RECONCILIER L’ECOLE AVEC LA SOCIETE, LE SAVOIR AVEC L’IDENTITE, L’EXCELLENCE AVEC L’INCLUSION

L’enseignement bilingue pose ainsi une question fondamentale qui dépasse largement le cadre de la salle de classe : quelle école voulons-nous pour le Sénégal ? Une école qui reproduit et légitime les inégalités sociales et linguistiques existantes, ou une école qui reconnaît la diversité comme une richesse et un levier de réussite ? Faire des langues nationales de véritables langues d’enseignement ne signifie pas affaiblir l’unité nationale, mais au contraire la renforcer, en permettant à chaque enfant d’entrer dans le savoir par une porte familière avant d’élargir son horizon vers d’autres langues et d’autres mondes.

Le temps n’est plus aux demi-mesures ni aux expériences confinées. Une réforme ambitieuse de l’enseignement bilingue suppose une volonté politique claire et assumée, une formation initiale et continue des enseignants aux langues nationales, une production soutenue de manuels et de contenus pédagogiques de qualité, une sensibilisation des parents et des communautés, ainsi qu’une articulation intelligente et progressive entre langues nationales et français. L’enjeu dépasse largement la performance scolaire : il touche à la dignité linguistique, à l’équité sociale et à l’avenir intellectuel du pays.

Au cœur du débat sur l’enseignement bilingue se joue bien plus qu’une question de langue. Il s’agit de réconcilier l’école avec la société, le savoir avec l’identité, l’excellence avec l’inclusion. Tant que l’enfant sénégalais devra penser contre sa langue pour apprendre, l’école restera en tension permanente. La véritable modernité éducative commence peut-être par ce retour lucide et courageux aux langues qui nous fondent, non pour nous enfermer, mais pour mieux nous ouvrir au monde.

Samba Niébé BA 
SUDQUOTIDIEN

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