COP30: le fonds TFFF du président Lula est-il taillé pour sauver les forêts tropicales?
Jeudi 6 novembre, juste après l’ouverture du sommet des chefs d’État qui précède la COP30 à Belém (10-21 novembre), le président brésilien a lancé la Tropical Forest Forever Facility (TFFF), dont il souhaite faire le grand héritage de la COP. Ce mécanisme doit rémunérer les pays tropicaux qui protègent leur couvert forestier. Emmanuel Macron a annoncé une participation de 500 millions d’euros, sous conditions. Vu comme prometteur, son concept présente toutefois des limites.
Par : Géraud Bosman-Delzons – envoyé spécial RFI à Belém,
Gagner de l’argent en protégeant des forêts. C’est l’idée de la « Facilité de financement des forêts tropicales pour toujours » (Tropical Forest Forever Facility, TFFF), un fonds d’investissement innovant, lancé ce jeudi 6 novembre par le président Lula da Silva à la veille de la COP30. « Le Fonds de la défense des forêts sera l’un des principaux résultats concrets » de la COP30, a-t-il déclaré, autour d’une table réunissant plusieurs chefs d’État. « Nous verrons, d’ici quelques années, les fruits de ce fonds », a-t-il promis.
Dans une conférence de presse qui a suivi, le ministre brésilien des Finances, Fernando Haddad, a indiqué que « 50% » de l’objectif intermédiaire de 10 milliards (sur les 25 milliards nécessaires pour démarrer le fonds) étaient déjà réunis. Parmi les premiers donateurs : le Brésil et l’Indonésie (un milliard chacun), la Norvège (trois milliards étalés sur dix ans), la Colombie (250 millions), le Portugal (un million).
Présent aux côtés du président Lula au lancement et de Félix Tshisekedi de la RDC (2e bassin tropical mondial), Emmanuel Macron a « apporté le soutien de la France à cette initiative ». Mais le soutien financier reste conditionné. Le fonds doit « reposer sur la science et le suivi de l’évolution de la forêt », à « une analyse constante coût-bénéfice », à « une gouvernance exemplaire avec un suivi des décaissements en toute transparence » et que ce soit « décliné par pays ». « Si ces conditions sont remplies », la France apportera « 500 millions d’euros » d’ici à 2030.
L’Allemagne annoncera sa contribution ce vendredi, après avoir tergiversé. La Chine et les Pays-Bas ont exprimé leur intérêt. Quant au Royaume-Uni, il avait déclenché la colère des Brésiliens, selon le Guardian, en annonçant, la veille du lancement, qu’ils ne participeraient finalement pas, suscitant la colère des Brésiliens.
Finalement, les engagements sont limités et prudents. La TFFF suscite l’espoir et l’intérêt général sur le fond, mais un scepticisme compromettant sur son modèle économique et le manque d’ajustements techniques. Qui se traduit par la frilosité des États à débourser, qui plus est dans une période de tension budgétaire. À ce stade, rien n’indique que les 25 milliards puissent être apportés.
Comment fonctionne la TFFF ?
La TFFF a pour but de stopper une tendance mortifère pour l’humanité. La déforestation a beau être documentée de longue date, elle n’a jamais été endiguée. Et même si le phénomène montre une timide diminution au niveau mondial, selon la dernière évaluation de la FAO, il reste absolument colossal : 489 millions d’hectares ont été perdus entre 1990 et 2025, soit plus que la superficie de l’UE. L’objectif, visé par le Brésil et plus d’une centaine de 140 États, est de stopper le phénomène d’ici à 2030.
Pourtant, seulement 4% de la finance climatique sont alloués à la protection de ces puits de carbone.
C’est là qu’intervient l’innovation portée par le Brésil : la défense de la forêt tropicale. Elle représente la moitié du couvert forestier mondial et subit 90% de la déforestation totale dans les trois grands bassins, Amazonie, Congo et Indonésie. L’équivalent de l’Espagne de forêt amazonienne a disparu en quarante ans, selon une récente étude très médiatisée. Pourtant, leurs essences vieilles et variées mériteraient d’être sanctuarisées car elles ont un gros potentiel de stockage de carbone.
En gestation depuis 2022, la TFFF est un fonds d’investissement dont le but sera de rémunérer les pays qui possèdent un couvert forestier tropical et qui parviennent à le protéger. Autrement dit : rendre la protection de la forêt plus intéressante économiquement que son déboisement. Son modèle économique : placer de l’argent sur les marchés et en générer des revenus qui rétribueront les bons élèves.
Il s’agit d’abord de collecter 25 milliards de dollars auprès des États. Cette somme permettrait d’emprunter 100 milliards de dollars supplémentaires auprès d’investisseurs internationaux, entreprises, banques, philanthropes, fondations, en rémunérant les prêteurs à hauteur de 5%… Les 125 milliards sont ensuite placés sur les marchés financiers. Le taux de rémunération estimé par les promoteurs de la TFFF est de 7,5 à 8%. Ainsi, l’écart de 3% permettrait de percevoir environ trois milliards par an. Ils seraient redistribués aux gouvernements à raison de quatre dollars par hectare de forêt protégée.
Pour qu’un pays soit éligible, la déforestation doit être maitrisée, voire en baisse. Le système prévoit des pénalités en cas de déforestation supérieure à 0,5% par an. Seules les forêts naturelles (hors plantations), tropicales et humides sont concernées.
73 pays riches abritant plus d’un milliard d’hectares de forêts sont susceptibles de se partager les bénéfices. Plus de 50 pays ont adhéré à la TFFF au 6 novembre, dont de nombreux pays africains.
Au regard de la déforestation actuelle, une vingtaine seulement pourrait y prétendre. Selon les calculs de Plant for the Planet, la Papouasie-Nouvelle-Guinée serait le pays le plus récompensé, en proportion de la taille de sa forêt : avec 80% de son couvert protégé, il recevrait 122 millions de dollars avec un potentiel de 154 millions. En valeur absolue, le grand gagnant serait… le Brésil : 1,4 milliard de dollars annuels si la déforestation cessait totalement (568 millions actuellement), comme l’a promis le président Lula. La RDC pourrait prétendre à plusieurs centaines de millions de dollars en cas de déboisement nul.
Enfin, un minimum de 20% de ce montant est promis aux communautés locales et aux populations autochtones. Un comité de pilotage devra superviser les versements.
Des États développés sur la défensive malgré un accueil favorable
La TFFF enthousiasme beaucoup de monde car il séduit par sa simplicité théorique et la rapidité promise de sa mise en œuvre. Il présente des avantages par rapport système complexe et controversé des crédits carbone. « Bien qu’imparfait et que rien ne prouve encore qu’ »il arrêtera la déforestation », il extrêmement bienvenu et l’un des mécanismes les plus prometteurs proposés depuis des décennies pour conserver les forêts tropicales », explique à RFI Toby Gardner, expert au Stockholm Environment Institute, en écho à beaucoup d’experts et d’ONG. Le WWF, associé au montage de la TFFF, a salué un lancement « historique » d’un fonds qui « change la donne » pour « la nature et la finance climatique ».
On le voit aussi comme un symbole fort dans des négociations climat minées par les rapports de défiance. Ce fonds « est conçu et porté par les pays du Sud Global, qui entendent proposer une réponse collective aux enjeux climatiques. Il s’agit d’un exemple de solidarité entre États confrontés à des défis similaires, mais également d’une manière de rééquilibrer le paysage du financement climatique international, souvent dominé par les pays du Nord », écrit le chroniqueur Adrien NKoghe-Mba, président de l’association Les Amis de Wawa pour la préservation des forêts du bassin du Congo.
Mais plusieurs limites apparaissent. Alain Karsenty, économiste au Cirad, s’interroge sur le modèle économique : « emprunter à 5% et placer à 8%, ce serait de l’argent magique. Si c’était aussi facile, tous les pays feraient ça et on pourrait financer des tas de choses, la santé, la recherche, etc. Quand vous placez à 8% sur les marchés, c’est qu’il y a un risque. Le risque, c’est que l’argent ne soit pas remboursé ou que les intérêts annuels espérés parce que les entreprises ou les pays auraient des difficultés. » Cela hypothèque la pérennité du modèle. De plus, l’accès à ces marchés est conditionné à une note élevées des agences de notation, qui n’est pas assurée à ce stade.
Lors de la conférence de presse, le ministre de l’Environnement de la Norvège a évacué la question du risque par une pirouette : « les risques sont gérables. En revanche, il y a un risque pour les autres pays à ne pas investir » car nous sommes (tous) « dépendants » des forêts.
Un modèle qui interroge
Des doutes existent aussi sur son efficacité potentielle : « Cela pourrait être un mécanisme tout à fait intéressant si on mettait des conditions à l’utilisation de cet argent », explique Alain Karsenty. Les États devront présenter une liste des programmes nationaux qui seront financés par les paiements, sans être obligés de les mettre en œuvre. « Verser des rentes à des pays suffira-t-il pour surmonter les moteurs de la déforestation ? Est-ce que l’argent sera vraiment fléché vers des programmes de lutte contre la déforestation, de gouvernance, d’agroforesterie, qui ont rapport direct avec les forêts ? Si les pays veulent utiliser l’argent à d’autres fins, comme pour combler leur déficit budgétaire, ce n’est pas interdit. »
De même, il n’est pas prévu de garde-fous « si certains pays ont des pratiques anti-écologistes en attribuant par exemple des permis gaziers ou pétroliers sur des aires protégées ou des tourbières. Cela ne conduira pas à une réduction ou une suspension des paiements ». Brésil, RDC, Congo-Brazzaville… Des pays éligibles accordent des permis d’exploration pétrolière ou minière non loin de parcs nationaux ou d’aires protégées.
La Coalition mondiale des forêts, ONG forte de 120 membres de 68 pays, va dans ce sens : « Nous ne pouvons pas récompenser les gouvernements nationaux pour les hectares de forêt préservés sans exiger qu’ils adoptent des mesures décisives pour limiter et inverser l’expansion irrationnelle des monocultures de soja, palmier à huile, canne à sucre, etc., pour freiner l’élevage non durable, l’exploitation minière, l’extraction de combustibles fossiles, les méga-infrastructures, le tourisme de masse, les marchés du carbone et le trafic d’animaux. »
Pour l’expert du Cirad, sans tenir compte de la cohérence des politiques environnementales, « le mécanisme risque de passer largement à côté de ce qu’il faudrait faire ».
Un cinquième des revenus pour les gardiens de la forêt…
« La TFFF ne dictera pas aux pays détenteurs de forêts tropicales comment utiliser les fonds qui leur sont alloués », assure la 3e note de synthèse officielle.
Mais là encore, plus facile à dire qu’à faire, reprend Alain Karsenty : « Le problème de la représentation et de la gestion des 20% de ces fonds va être absolument redoutable. Quelle va être la part aux autochtones et aux communautés locales, qui sera élu, comment ces fonds seront gérés ? », se demande-t-il. « En Amérique latine, les populations indigènes sont reconnues institutionnellement, elles ont des territoires dédiés, elles sont propriétaires de forêts. Mais ce n’est absolument pas la même situation dans beaucoup de pays d’Asie ou d’Afrique. »
Un autre obstacle provient de la définition même de forêt, mais aussi des sources.
Alain Karsenty remarque que, comble de l’ironie, le Brésil « pourrait ne pas être éligible aux paiements du TFFF, puisque selon la FAO, le taux de déforestation (mesuré à partir de 10% de couvert forestier) sur la période 2015-2025 a été de 0,59% et que pour Global Forest Watch, le taux de perte de couverture arborée (mesuré à partir de 30% de couvert arboré) s’est établi à 0,85% et n’a pas été en dessous de 0,50% depuis 2015. »
À l’inverse, « si l’on prend les données du Joint Resarch Center de la Commission Européenne (Tropical Moist Forest Observatory), qui ne prend en compte que les forêts tropicales humides (le périmètre éligible pour les paiements TFFF), le taux de déforestation de 2024 n’est que de 0,32% et tend à baisser. De même pour la RDC (0, 29% en 2024, tendance à la baisse). »
Le World Ressources Institute, plutôt favorable, prévient : « compte tenu de cette diversité des approches de surveillance, il sera primordial d’établir des normes et des définitions méthodologiques communes ».
… ou cheval de Troie du « capitalisme vert » ?
Au-delà des limites posées par ce modèle innovant, un dernier écueil est d’ordre plus philosophique. Les nombreux services écosystémiques d’une forêt (séquestration du carbone, la gestion de l’eau, la préservation de la biodiversité, la protection des sols, le cycle des nutriments, la régulation du climat continental) ont-ils vocation à être monétisés ?
« Quatre dollars seulement pour tous les services environnementaux rendus par un hectare de forêt ? », s’étonne la Coalition mondiale des forêts. Elle étrille l’esprit même du fond et qualifie l’initiative de « fausse solution ». « Le TFFF s’inscrit dans la logique du capitalisme vert : il attribue une valeur monétaire aux services écosystémiques, prétendument dans le but de les préserver et d’empêcher leur détérioration et leur perte. Le fait d’attribuer un prix à un service écosystémique permet d’attirer des capitaux qui auront intérêt à préserver ce service et à en tirer profit ». Pour le Mouvement mondial des forêts, le TFFF « puisera dans un marché financier qui alimente la déforestation ».
La question des « communs » à l’ère du capitalisme est d’une acuité toujours plus vive à mesure que la pression augmente sur l’environnement.
Les forêts couvrent 30% des terres émergées et elles ont capté la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre de 1990 à 2019. En plus d’être le deuxième puits mondial de carbone après l’océan, la forêt rend des services écosystémiques vitaux pour des milliards de personnes. L’agriculture et l’élevage intensifs, l’expansion urbaine ou l’exploitation de la ressource en sont les principaux facteurs.

