Quelle relation entre le prochain pape et le monde arabo-musulman, cher à François?
Le pape François, mort ce 21 avril, a été le premier souverain pontife à se rapprocher autant du monde arabo-musulman tout au long de son règne, en actes et en paroles. Est-ce que son successeur sera libre de poursuivre sur la même voie dans cette région en ébullition ?
n pontificat d’une douzaine d’années, le pape, chef religieux mais également à la tête d’un État, l’État de la Cité du Vatican, a eu à cœur de s’ouvrir au monde arabe. La veille de sa mort, il appelait à prier, entre autres, pour les communautés chrétiennes du Moyen-Orient : « J’exhorte l’Église tout entière à accompagner les chrétiens du Moyen-Orient bien-aimé par l’attention et la prière ». Dans un communiqué intitulé « François, l’Oriental », l’Œuvre d’Orient, association française fondée en 1856, insiste aujourd’hui sur la grande sollicitude pour les chrétiens d’Orient et les peuples du monde arabe, « se mettant au service de tous avec une attention plus particulière aux plus vulnérables ». Le Saint-Père aura ainsi marqué un tournant dans la relation entre le Saint-Siège et le monde arabo-musulman.
La coexistence, maître-mot des voyages du pape dans le monde arabe
Le fil rouge du Vatican a toujours été la préservation des chrétiens arabes demeurant sur place, seul lien charnel vivant avec les origines de la chrétienté. Il ne saurait ainsi y avoir de protection des chrétiens arabes sans un dialogue avec l’islam.
Pourtant, le prédécesseur de François, Benoît XVI, s’était attiré les foudres et l’incompréhension du monde arabe après son discours mal compris de Ratisbonne en 2006 qui traitait de l’islam de manière incidente et abordait le lien entre islam et violence. François, dès sa prise de fonction en 2013, entend ainsi changer de cap, mettant en œuvre tout un travail diplomatique pour reprendre le fil des discussions avec le monde musulman dans une période marquée par une flambée de terrorisme jihadiste dans de nombreux pays.
En 2014, il entreprend son premier voyage en Terre Sainte et effectuera huit voyages officiels sans la région (Égypte, Maroc, Bahreïn, etc), dont certains resteront gravés dans l’Histoire. Parmi eux, celui qu’il effectue en 2019 aux Émirats arabes unis, placé sous le signe de la rencontre interreligieuse et de la « fraternité humaine ». Il devient dès lors le premier chef de l’Église catholique à fouler le sol de la péninsule arabique, berceau de l’islam. François confie alors avoir « réalisé son rêve ».
Le 4 février à Abu Dhabi, il signe avec le grand imam d’Al-Azhar, la plus haute institution de l’islam sunnite, Ahmed al-Tayyeb, une déclaration inédite sur « la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». Un texte dont le secrétaire général de l’ONU demandera ensuite au monde de s’inspirer. Un texte qui « condamne fortement la violence (…) toute destruction, tout terrorisme », confiera le pape à des journalistes dans l’avion du retour. « Nous l’avons laissé mûrir de manière un peu confidentielle pour ne pas accoucher de l’enfant avant son terme (…) Tant le grand imam que moi avons beaucoup prié pour ce texte. »
« Ce type de document est intéressant dans la mesure où on met par écrit un certain nombre de choses, et donc la politique qui est sous-jacente est une politique de tolérance et de coexistence : faire reconnaître à la fois le fait minoritaire chrétien et demander à ce que ce fait minoritaire soit reconnu et respecté par les différentes autres parties prenantes, analyse François Mabille*, professeur de sciences politiques, chercheur associé à l’Iris où il dirige l’Observatoire géopolitique du religieux. Engager les différents acteurs sur des principes communs. Il me semble que là, il y a eu une évolution dans le contenu et, je dirais, dans la diplomatie. On quitte vraiment le domaine purement religieux pour être dans le domaine éthico-politique associé à cette question de la liberté religieuse. »
Et puis, en 2021, François effectue un voyage que tous pensaient impossible pour des raisons sécuritaires et en pleine épidémie de Covid : il se rend en Irak, terre d’Abraham (patriarche des religions juive, chrétienne et musulmane), à la rencontre des chrétiens, cibles des jihadistes du groupe État islamique de 2014 à 2017. Il rencontre aussi dans ce pays ravagé par les guerres le leader spirituel chiite iranien, Ali Al-Sistani, à Nadjaf, ville sainte du chiisme. À ses côtés, il rappelle « l’importance de la collaboration et de l’amitié entre les communautés religieuses ». Pasteur du dialogue inter-religieux, il condamne une nouvelle fois le terrorisme et la violence qui touchent tous les Irakiens, quelle que soit leur religion, qu’il qualifie de « trahisons de la religion ». L’évêque de Rome recevra aussi tout au long de son règne de nombreuses figures de l’islam. En 2016, il ramènera au Vatican trois familles de réfugiés musulmans syriens de l’île de Lesbos.
Entre guide spirituel et acteur diplomatique
Porte-voix de la paix et du dialogue inter-religieux dans cette zone meurtrie du monde, François ne parvient cependant pas à se faire entendre quand il réclame que les armes se taisent. En 2013, alors qu’une intervention militaire occidentale en Syrie est envisagée, François s’y oppose, estimant que les chrétiens de la région ont trop à perdre au renversement du dictateur Bachar el-Assad. Mais en août 2014, alerté sur les violences commises contre les minorités religieuses par l’organisation État islamique en Irak, François admet le recours à la force. Ce sera la seule fois durant son règne qu’il ne tiendra pas une position totalement pacifique. Le Saint-Père n’a de cesse également d’appeler au dialogue et de réclamer la paix au Yémen, mais aussi en Palestine où il prône la solution à deux États et un statut international pour Jérusalem. En 2015, il invite représentants israélien et palestinien à planter un olivier dans les jardins du Vatican.
Le 20 avril dernier, il rappelait encore lors de son message Urbi et Orbi depuis le balcon de la place Saint-Pierre : « Le terrible conflit continue de semer la mort et la destruction et de provoquer une situation humanitaire dramatique et ignoble ». Et de s’adresser directement aux belligérants : « Cessez le feu, que les otages soient libérés et que l’aide précieuse soit apportée à la population affamée qui aspire à un avenir de paix ! » Une prise de position sans ambiguïtés qui lui vaut le courroux d’Israël, surtout depuis le 7-Octobre. Il faudra quatre jours pour que Tel-Aviv adresse ses condoléances après la mort de François. « Gaza représente, en quelque sorte, tout ce qui était au cœur de son pontificat », a salué le patriarche latin de Jérusalem et successeur potentiel du pape François, Pierbattista Pizzaballa, ce 22 avril.
Les nombreux voyages du pape dans le monde arabe, ainsi que sa participation à différents rassemblements interreligieux, lui a en tout cas permis, selon le chercheur, de se mettre à la même place que les autres leaders religieux. « Je pense que ça a eu un impact dans la perception qu’une opinion publique musulmane ou que des responsables musulmans, fussent-ils politiques et religieux bien évidemment, ont pu avoir de ce pape. »
Un futur pape proche du monde arabo-musulman ?
Avec la mort du pape François, ce dialogue poussé à un niveau sans précédent avec le monde arabo-musulman pourrait-il prendre fin ? Ce qu’un pape fait, un autre peut le défaire. Et donc, le successeur du souverain pontife défunt pourrait s’orienter vers une dimension moins politique et plus religieuse durant son règne. Cela étant, le prochain souverain pontife ne pourra pas totalement se désintéresser de la question de l’islam, ne serait-ce que parce que beaucoup de chrétiens arabes, malgré une hémorragie, vivent comme minorités dans des pays à majorité musulmane.
« Les relations que le pape a pu tenter de mettre en place avec des acteurs musulmans, se sont faites dans une diplomatie para-étatique, explique François Mabille. Quand les tensions sont trop forte, la diplomatie du Saint-Siège, traditionnellement, doit s’appuyer sur d’autres diplomaties étatiques pour avoir gain de cause, en tout cas être entendue. Et quand on est confronté à un monde où précisément les alliances disparaissent ou qu’on a une montée des nationalismes, etc., cette diplomatie est en difficulté. Le cas d’Israël-Palestine est tout à fait significatif. Et donc la diplomatie vaticane est réduite à ce qu’elle est, une sorte de voix désarmée. Et elle ne peut pas faire grand-chose. »
D’ordinaire, la diplomatie vaticane – riche de 122 représentations diplomatiques dans le monde – s’appuie sur des relais, mais aujourd’hui la Russie est prise dans le conflit en Ukraine et les États-Unis sont des alliés inconditionnels d’Israël dans la région. Dès lors, le Saint-Siège ne peut trouver de relais à ses appels à la paix. Le Vatican est un petit État (0,44km2) qui est neutre, sans ressources économiques et sans armée, ce qui oblige le Saint-Siège à avoir un comportement spécifique sur la scène internationale afin de pouvoir manifester sa liberté d’action et la liberté religieuse des catholiques.
« Je pense que le principal enjeu pour le prochain souverain, ce sera d’évaluer à temps et de savoir se positionner par rapport aux conséquences des déstabilisations qu’on voit en cours depuis le retour de Trump au pouvoir et le soutien qu’il détient de la part des sionistes chrétiens. Il peut y avoir des opportunités et en même temps des contraintes très fortes. » Nul ne sait en effet pour l’heure quelles seront les conséquences de la politique de Trump sur le Proche-Orient et quelles seront les conséquences dans le monde musulman. Si la parole du chef du Vatican n’est pas toujours écoutée, elle est en tout cas relayée. Le Vatican n’est peuplé que par un petit millier d’habitants, mais le successeur de saint Pierre représente près d’un milliard et demi de personnes, soit près de 20% de l’humanité.
* Le Vatican. La papauté face à un monde en crise (Éditions Eyrolles)

