Câbles sous-marins: en rachetant son fleuron ASN, la France répare une «erreur stratégique»
Alcatel Submarine Networks est l’une des rares entreprises au monde à fabriquer des câbles sous-marins de télécommunication, ces infrastructures vitales pour la connectivité mondiale.
Par : Aurore Lartigue – RFI
Cette semaine, le ministre français de l’Économie et des Finances a acté le rachat par l’État de 80% d’Alcatel Submarine Networks (ASN). « L’acquisition d’ASN est un signal fort qui montre que nous sommes en capacité d’identifier et d’investir dans des activités stratégiques », s’est félicité le ministre Antoine Armand lors de sa venue sur le site de l’entreprise à Calais.
La firme produit et installe des câbles sous-marins, ces routes du fond des mers essentielles pour la communication internationale. De nos jours en effet, et contrairement à une idée souvent admise, les satellites ne participent qu’à la marge (zones de conflit ou isolées) aux communications intercontinentales. Environ 99% du trafic Internet passe par des lignes de fibres optiques posées au fond des océans.
Un réseau de près de 500 câbles, au sein duquel la France, grâce à sa position et à ses côtes, est un point névralgique : quatre câbles transatlantiques atterrissent sur ses plages, reliant l’Europe aux États-Unis. Et une quinzaine arrivent à Marseille, via la Méditerranée, connectant le continent à l’Afrique, au Moyen-Orient et à l’Asie. Pas étonnant donc que Bercy insiste sur le fait que « maîtriser cette technologie et les infrastructures qui en dépendent est un enjeu de souveraineté et d’indépendance technologique pour la France et ses partenaires européens ».
Pourtant, en 2015, quand le groupe finlandais Nokia a racheté Alcatel-Lucent, l’État avait laissé partir dans le paquet sa division Submarine Networks. Emmanuel Macron était alors ministre de l’Économie. « Ils auraient fallu protéger ce fleuron stratégique », estime Ophélie Coelho, autrice de Géopolitique du numérique – L’impérialisme à pas de géants, comme d’autres experts du secteur. « Nous avions trouvé très bizarre que l’État ne s’oppose pas à cette vente », se souvient Michael Delaunay, chercheur en science politique, spécialiste des câbles dans l’Arctique.
« Il y a un manque de sensibilité des politiques aux enjeux numériques »
ASN, à l’origine de la pose du premier câble télégraphique entre Jersey et la France au 19e siècle, détient un tiers des parts de marché du secteur, aux côtés de l’Américain SubCom et du japonais NEC. C’est aussi l’une des rares entreprises mondiales à maîtriser la fabrication de ces précieux câbles à fibre optique. Elle intervient également dans la pose et dans la maintenance de ces infrastructures parfois à des milliers de mètres de profondeur. « Les câbles sous-marins sont un sujet complexe et technique, qui demande un savoir-faire et des équipements particuliers », insiste Ophélie Coelho. « Il y a un manque de sensibilité des politiques à ces enjeux-là : on a encore tendance à considérer le numérique comme un outil, pas comme un sujet d’importance géopolitique », regrette la chercheuse en géopolitique du numérique, qui y voit aussi un « manque de vision à long terme ».
Les enjeux sont pourtant bien réels. « Dans les infrastructures du numérique, il y a toute une chaîne de dépendances. Les câbles, comme les centres de données également, font partie des éléments stratégiques dont dépendent les États pour leur vie et leur survie numérique », développe Ophélie Coelho. S’ils étaient historiquement détenus par des consortiums d’opérateurs télécoms qui se partageaient le coût et la capacité du câble, depuis quelques années, les géants américains du numérique, Google en tête, ont massivement investi. « Les propriétaires de ces infrastructures ont une influence considérable sur l’ensemble de la chaîne, analyse la chercheuse. D’où l’importance d’avoir la main sur une des parties de ces chaînons stratégiques, à savoir la production et la pose de câbles. Être un acteur majeur sur des nœuds de dépendance, ça nous permet d’avoir un levier pour négocier avec les acteurs puissants. C’est une question d’interdépendance. »
Ce rachat est donc une « bonne nouvelle », même s’il ne fait que réparer une erreur stratégique, estiment les deux experts. « Tous n’étaient pas ingénus », rappelle Michael Delaunay. En 2013, Fleur Pellerin, alors ministre de l’Économie numérique, avait déjà qualifié de « stratégique » le savoir-faire d’Alcatel Submarine Networks. « D’ailleurs, très vite, certains services de l’État se sont dit qu’il faudrait peut-être qu’on sécurise cet atout stratégique », souligne le chercheur. L’État a d’ailleurs multiplié les tentatives pour reprendre le contrôle de l’entreprise, notamment à travers des firmes françaises comme Orange Marine.
L’accord signé prévoit à terme la possibilité pour l’État d’acquérir 100% du capital d’ASN. Nokia garde une part minoritaire de 20% du capital pour le moment mais devrait pouvoir racheter cette part ensuite.
Une prise de conscience favorisée par le contexte géopolitique
Le contexte géopolitique a participé à « réveiller nos décideurs politiques », selon Michael Delaunay. Il fait remonter le début de la prise de conscience à 2015, avec l’affaire d’un navire russe d’espionnage repéré à proximité de câbles sous-marins occidentaux. Avec le Covid, on s’est rendu compte qu’Internet était indispensable, commente-t-il, puis il y a eu le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie et le sabotage du gazoduc Nord Stream dans la Baltique. Ces derniers mois, les rebelles yéménites houthis ont menacé de s’attaquer aux fibres déployées dans la mer Rouge, qui constitue l’un des carrefours de l’Internet mondial. Des événements qui ont attiré l’attention sur le fait que si les câbles étaient stratégiques, ils pouvaient représenter une cible ou un risque.
En tant qu’infrastructures « critiques », depuis 2022, les câbles sous-marins font désormais partie d’une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins (MFM).
Signe de la prise de conscience au niveau européen, en février dernier, Bruxelles recommandait d’« améliorer la sécurité et la résilience » des câbles sous-marins. Le volet digital du Connecting Europe Facility (CEF), mis en place pour soutenir le développement des infrastructures stratégiques dans les secteurs du transport, de l’énergie et des télécommunications, a financé plusieurs câbles sous-marins depuis 2021 « pour être moins dépendant des routes traditionnelles en donnant au réseau des possibilités de reroutage en cas de coupure », pointe Michael Delaunay. Trois projets sont aussi prévus dans l’Arctique. « Une révolution », selon le spécialiste, et un autre signe de la vitalité du secteur.