Football, Coupes du Monde et politique: une longue histoire

« Je pense qu’il ne faut pas politiser le sport », a déclaré Emmanuel Macron en déplacement en Thaïlande le 14 novembre 2022, face aux questions autour des Droits de l’homme et du respect de l’environnement dans la préparation et l’organisation du Mondial de football par le Qatar. Il ajoute : « Ces questions-là, il faut se les poser quand on attribue l’événement, que ce soient les Jeux Olympiques ou la Coupe du monde. »

SOURCE RFI

La phrase fait réagir, ravivant pour nombre de commentateurs un débat remontant, au-delà du football, à l’origine des Jeux olympiques modernes. Il suffit de rappeler que les derniers Olympiades organisées du vivant de Pierre de Coubertin ont été celles de 1936 à Berlin, ville choisie en 1931, soit deux ans avant l’accession du nazisme au pouvoir. On se souvient de l’usage qu’en fit le Troisième Reich – dont témoigne le film de Leni Riefenstahl, Les Dieux du stade -comme du triomphe de l’athlète africain-américain Jesse Owens, qui aimait à rappeler que le Président Roosevelt ne lui avait pas même envoyé un télégramme de félicitation.

Lors de la précédente Coupe du Monde de football en 2018 en Russie, plus de la moitié de la population mondiale âgée de plus de quatre ans a vu au moins une minute de l’événement à la télévision ou l’a suivi sur des supports numériques ou dans des lieux publics. Ce sport est de loin aujourd’hui le plus populaire sur la planète, que ce soit en terme de spectateurs, de pratiquants ou de licenciés. C’est aussi le plus lucratif. Comment imaginer qu’il ne soit pas constamment traversé par des enjeux politiques ?

Un sport populaire

Le football moderne se développe dans l’Angleterre du 19siècle. Codifié comme discipline scolaire, il se professionnalise d’abord dans le Nord industriel – où les patrons d’usine n’hésitent pas à investir pour avoir de meilleurs joueurs – et reste plus aristocratique au Sud où il conserve l’esprit des clubs privés. Et c’est en héritant de cet imaginaire, par exemple, qu’il se répand parmi la jeunesse anglophile de Rio au Brésil à la fin du siècle, bourgeoise et blanche.

Dans un pays où l’abolition de l’esclavage est particulièrement tardive – 1888 – la ségrégation des équipes est totale. Seuls quelques joueurs métis parviennent à intégrer les équipes blanches, poudrant leur visage et lissant leurs cheveux. Alors que le football anglais est passé du dribbling au passing – renforçant l’esprit d’équipe, quand jusque-là tous se voyaient comme des attaquants devant courir seuls jusqu’au but – les joueurs de couleur réinventent outre-Atlantique l’art de l’esquive, qui leur permet d’éviter la confrontation physique avec leurs adversaires blancs.

L’écrivain Olivier Guez a montré comment cette stratégie de l’évitement – nécessaire quand l’arbitrage n’est pas objectif et que la force physique tourne à l’avantage des hommes issus des classes aisées, mieux nourris et donc plus grands – incarne la subversion. À la différence des sports nobles – cricket, tennis, hockey sur gazon ou rugby –, le football ne se diffuse pas dans l’Empire par le biais des élites coloniales, mais notamment par les étudiants britanniques ou les enseignants d’anglais un peu partout en Europe et en Amérique latine.

Livre paru en 2020. © La Découverte

Un enjeu pour les régimes totalitaires

À Rome, son origine le rend suspect au régime fasciste qui cherche en vain à lui substituer une variante nationale, la volata, pratique abandonnée un an avant la Coupe du Monde de 1934, organisée en Italie. Le Duce fait construire pas moins de sept stades pour l’occasion. La victoire italienne – non sans pressions du régime sur l’arbitrage – inspire Adolf Hitler pour les Jeux olympiques. La Squadra azzura – la couleur choisie depuis 1911 en hommage à la maison de Savoie, la dynastie régnantei – récidive quatre ans plus tard en France. Afin de se distinguer des Bleus qu’elle bat au stade de Colombes, en banlieue parisienne, elle revêt pour le match des maillots noirs – hommage appuyé aux milices fascistes.

Dans ce cadre propagandiste, le calcio devient « sport national » et l’équipe se change aux yeux de son entraîneur en un « peloton d’arditi » – en référence aux troupes d’élite de la Grande Guerre, dont beaucoup rejoignirent le noyau dur du fascisme. L’équipe italienne n’aura pas eu à affronter celle qui quelques mois plus tôt était encore l’une des grandes favorites du tournoi : l’équipe autrichienne n’existe en effet plus depuis l’Anschluss – l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie – et son capitaine Mattias Sindelar, qui avait refusé d’endosser le maillot nazi, disparaîtra l’année suivante dans des circonstances suspectes.

C’est dans une toute autre atmosphère politique – et pour cause – qu’un enfant d’Argenteuil, Rino della Negra, fils de réfugié politique italien, évolue dans le football français de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation. Éphémère mais inoubliable attaquant du Red Star de Saint-Ouen – club réputé pour son intégration précoce de joueurs venus de tous les horizons géographiques -, il parvient à poursuivre au grand jour sa carrière de footballeur malgré son refus de rejoindre le STO et son engagement au sein du groupe Manouchian des FTP-MOI [Francs-tireurs partisans – Main d’œuvre immigrée]. Au mois de juin 1943, il prend part activement à trois attentats de la Résistance avant d’être arrêté et fusillé au fort du Mont-Valérien, en février 1944. Comme l’a montré le récent ouvrage de Dimitri Mansessis et Jean Vigreux, la mémoire du jeune héros est toujours vive parmi les actuels supporters du club odonien, plus encore pour son engagement politique que pour ses indiscutables performances sportives.

Vie, mort et mémoire d’un jeune footballeur du « groupe Manouchian », livre paru en février 2022. © Libertalia

Pour le continent africain, une question de visibilité

On ne peut quitter la question du rapport entre football et politique durant la seconde guerre mondiale sans évoquer la légende du « match de la mort » – qui est aussi une mystification – à Kiev, en 1942. Une équipe ukrainienne – largement composée d’anciens joueurs du légendaire Dynamo de Kiev, vainqueur d’ailleurs du Red Star en 1935, pour le premier grand match d’une formation soviétique en France – défait triomphalement une équipe militaire allemande devant un public chauffé à blanc. Puis les joueurs victorieux sont passés par les armes afin de laver cet affront. Pas moins de quatre films se sont inspirés de cet histoire – dont un de John Huston au casting époustouflant. Puis on a découvert qu’elle avait été inventée de toutes pièces pour donner à cette rencontre sportive la dimension héroïque qu’elle n’avait jamais eue.

Comme tous les clubs portant le nom Dynamo, l’équipe de Kiev était une création du GPU – l’ancêtre du KGB. Après-guerre, le football soviétique connaît son heure de gloire entre la fin des années 1950 et les années 1960. Les stars ne sont pas alors les attaquants, mais les gardiens de but, vus métaphoriquement comme les ultimes défenseurs de la patrie. Le plus célèbre d’entre eux, Lev Yachine, sera le seul gardien à obtenir le ballon d’or. Il finira sa carrière comme colonel du KGB. En 1954, la victoire de la RFA au mondial est perçue comme le véritable acte de naissance d’un pays né de la défaite de l’Allemagne nazie. C’est la première fois depuis près de dix ans que le peuple allemand est autorisé à s’enorgueillir d’un succès. Quatre ans plus tôt, RFA, RDA et Japon n’avaient pas été autorisés à participer aux qualifications – le souvenir de la guerre était encore trop vif.

En 1966, les nations africaines refusent de prendre part à la sélection du Mondial. Une seule place en effet est accessible à une sélection venue du continent, qu’elle devra disputer avec les équipes venues d’Asie ou d’Océanie. L’Afrique aura au Mondial suivant une place réservée, puis deux en 1982. L’accession aux quarts de finale du Cameroun en 1990 vaut au continent une place supplémentaire. Il y en aura 9 en tout à partir de 2026, alors que le tournoi rassemblera 48 nations. L’Europe qui compte un nombre équivalent de membres de la FIFA disposera alors de 16 places. Sur le continent il faut encore évoquer en 1961 la suspension de l’Afrique du Sud en raison de l’Apartheid, malgré l’opposition du directeur de la FIFA qui pense qu’il ne faut pas mêler le sport et la politique. S’ensuit une exclusion définitive en 1976, après la répression des émeutes de Soweto, qui se poursuit jusqu’à la fin du Régime en 1992. Mais c’est au rugby que le pays de Nelson Mandela fête la joie d’une unité retrouvée avec un premier titre mondial en 1995.

Le réalisateur américain John Huston, au centre à droite, avec l’acteur britannique Michael Caine, à gauche, et l’acteur américain Sylvester Stallone, pendant le tournage de « À nous la victoire » [Escape To Victory], à Budapest, le 10 juin 1980. ASSOCIATED PRESS – Anonymous

Boycott, réconciliation et liesse nationale

En 1978, le Mondial se déroule dans l’Argentine dictatoriale du général Videla. Le match Argentine Pérou pose particulièrement question. Il permet au pays hôte de se qualifier sur le fil après une victoire aussi écrasante qu’inattendue de 6 à 0. Certains ont évoqué des liens de corruption des joueurs péruviens dans le cadre du plan Condor (alliance des dictatures d’extrême-droite d’Amérique latine avec les États-Unis contre les opposants politique de gauche, marxistes en particulier). Lors de cette coupe du monde, l’entraîneur français Michel Hidalgo fait l’objet d’une éphémère tentative d’enlèvement – il parvient à désarmer l’un de ses agresseurs – dont l’objectif est de protester contre les ventes d’armes de la France à l’Argentine.

En 1970, la Corée du Nord refuse d’affronter les États-Unis, Quatre ans plus tard, l’Urss en fait de même avec le Chili tombé sous le joug de la dictature de Pinochet en septembre 1973. En 2002, la Coupe du monde est organisée pour la première fois dans deux pays en même temps, le Japon et la Corée du Sud. Il est impossible en effet pour la FIFA de départager deux pays liés par un douloureux passé colonial. Cette collaboration inédite est à l’origine d’un véritable engouement, culturel et touristique, pour leurs voisins du continent.

Les Français gardent un grand souvenir de la Coupe du monde de 1998, organisée à domicile. Le triomphe de la finale – 3 à 0 face au Brésil quadruple champions du monde et tenant du titre – à deux jours de la fête nationale crée pendant plusieurs mois l’illusion d’une nation réconciliée et d’une intégration réussie de la population immigrée malgré le poids du passé colonial. De nombreux bébés cette année-là seront prénommés Lilian ou Zinedine, en hommage aux joueurs Lilian Thuram et Zinedine Zidane. Quatre ans plus tard malgré tout, le mythe d’une France black-blanc-beur est écorné par l’accession de l’extrême-droite au second tour des élections présidentielles.

Le président argentin Jorge Rafael Videla (au centre) après avoir remis le trophée de la Coupe du monde au capitaine argentin Daniel Passarella (n° 19), lors de la cérémonie de présentation au stade River Plate, à Buenos Aires, le 25 juin 1978. Les autres joueurs de gauche à droite : Americo Gallego (6), Passarella, Osvaldo Ardilles et inconnu. L’Argentine a battu les Pays-Bas 3-1 en finale. AP – HEINZ DUCKLAU

2019 : l’équipe de Megan Rapinoe veut « rendre ce monde meilleur »

Les deux dernières coupes du monde ont été marquées par des polémiques autour du pays organisateur. En 2018, Angleterre et Islande boycottent diplomatiquement la compétition, en réaction à l’annexion de la Crimée en 2014 et à la tentative d’assassinat de Sergueï Skripal, un ancien agent russe passé au MI6 dans les années 1990. Une soixantaine d’eurodéputés, dont les membres d’EELV en France, adressent une lettre ouverte aux dirigeants de l’Union européenne pour qu’ils se joignent à cette action, en vain. Durant cette coupe du monde, lors du match Suisse-Serbie, les deux buteurs d’origine kosovare de l’équipe helvète célèbre leur exploit en mimant l’aigle bicéphale du drapeau albanais. Les joueurs incriminés reçoivent une amende, ainsi que le capitaine de l’équipe qui les a imités.

En mars 2021, une enquête du journal britannique The Guardian avance que 6500 ouvriers originaires d’Asie du Sud sont morts sur les chantiers du Mondial qatari entre 2010 et 2020, un chiffre qui serait même sous-évalué car les données des travailleurs d’autres communautés n’ont pas été recensées. Les atteintes aux droits des personnes LGBTQUIA+ dans le pays hôte sont un autre problème. Pour autant, si à quelques jours de la Coupe du monde, un quart des amateurs de ballon rond en France déclarent boycotter ce que le journaliste Nicolas Kssis-Martov a appelé le « Mondial de la honte », les chiffres rapportés depuis par les médias restent stables – contrairement à l’Allemagne, où ils se sont littéralement effondrés, avant même l’élimination de l’équipe nationale. Ni l’équipe de France ni le pouvoir politique n’ont émis la moindre critique à l’égard d’un pays dont les liens économiques avec Paris sont multiples et tentaculaires. Et le public n’aura pas vraiment écouté les appels des anciennes gloires du football Éric Cantona ou Vikash Dhorasoo.

Dans une tribune publiée sur Libération, le 26 septembre, ce dernier écrivait : « Désormais, nous aussi on se lève et on se casse ! Désobéir, c’est la base. Désobéir, c’est le début de l’action. C’est le moment pour les joueurs de foot de bousculer le vieux monde des instances. » Cette référence à la formule féministe d’Adèle Haenel reprise par Virginie Despentes n’est sans doute pas un hasard. À la Coupe du monde féminine de 2019 en effet, les prises de position politiques des joueuses sur le stade ont été multiples et relayées. Après avoir refusé de chanter l’hymne national pour protester contre la politique de Donald Trump contre les minorités, après avoir dénoncé les écarts de revenus entre hommes et femmes dans le sport, après avoir refusé de se rendre à la Maison blanche, la capitaine Megan Rapinoe a eu ses mots pour célébrer la victoire de l’équipe étasunienne : « C’est de notre responsabilité de rendre ce monde meilleur. Je pense que cette équipe fait un travail incroyable pour porter tout cela sur ses épaules. Oui, on fait du sport, oui on joue au football, oui, on est des femmes athlètes, mais on est beaucoup plus que ça ». En 2023, la Coupe du monde féminine aura lieu dans des pays démocratiques, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Quel rapport posera-t-elle entre football et politique?

L’équipe d’Allemagne se couvre la bouche pendant la photo d’équipe avant le match du groupe E de la Coupe du monde de football entre l’Allemagne et le Japon, au Khalifa International Stadium de Doha, au Qatar, mercredi 23 novembre 2022. AP – Matthias Schrader

i D’autres équipes ont choisi la couleur de leur maillot en lien avec une dynastie régnante – l’orange au Pays-Bas – ou ayant régné – le blanc des joueurs allemands, couleur de la dynastie des Hohenzollern.

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