Le groupe paramilitaire Wagner se pose en concurrent de l’armée russe
À l’extérieur de la Russie, le groupe paramilitaire privé continue à jouer de la peur qu’il inspire, comme avec l’envoi au Parlement européen d’un marteau identique à celui utilisé pour tuer une de ses anciennes recrues accusée d’avoir trahi. Dans la Russie martiale de 2022, Wagner n’a toujours pas d’existence légale comme compagnie militaire privée, mais s’impose de plus en plus officiellement comme un recours et un acteur à part entière dans le domaine de la défense.
De notre correspondante, RFI
Première apparition officielle à la télévision russe pour « le groupe militaire le plus secret au monde » selon le commentaire, c’était ce jeudi 1er décembre sur Russia Today : une nouvelle étape du passage du groupe Wagner de l’ombre à la lumière.
Cet été, « l’orchestre » comme on l’appelle aussi, avait déjà franchi un premier pas dans l’espace médiatique russe « semi-public ». Sur les chaînes Telegram des correspondants militaires des médias officiels, là où chacun raconte les coulisses de ses reportages, on pouvait déjà lire « Suivez-moi avec les musiciens » (surnom que se donnent eux-mêmes ces combattants).
Jeudi 1er décembre, ce ne sont pas moins de trois minutes qui ont été diffusées sur le petit écran russe avec un reportage sur une base d’entraînement « quelque part dans le sud de la Russie ». Ici pas de marteau sanglant, ni de repris de justice motivé par le patriotisme, le salaire ou la volonté d’échapper à tout prix à la vie derrière les barreaux russes connue pour être d’une très grande violence, mais des images glamours d’hommes certes cagoulés et masqués, mais très en forme et très bien entraînés. Le matériel (tanks, tentes, matelas, pharmacie..) est flambant neuf et complet. Les combattants ont même le choix entre différents plats chauds dans une cantine abritée.
Aux spectateurs, et notamment aux familles de mobilisés qui mettent souvent la main à la poche pour équiper leurs proches appelés à se battre, de faire eux-mêmes la comparaison. Les prisonniers à qui on propose de combattre en Ukraine pourraient eux, semble-t-il, déjà en faire une sonnante et trébuchante. Selon l’avocate Jana Helmel, citée par le média « Agentsvo » ce jeudi 1er décembre, le ministère de la Défense proposerait une solde quatre fois inférieure à celle de Wagner pour se rendre au front en Ukraine. Par décret présidentiel, le recrutement de condamnés pour le front est légal en Russie depuis novembre, sauf ceux ayant commis des crimes sexuels sur des mineurs, des actes de trahison, d’espionnage ou de terrorisme.
Des locaux flambants neufs pour de nouveaux projets
Au nouveau « centre Wagner », ouvert il y a presque un mois à Saint-Pétersbourg, là aussi, c’est l’expertise du groupe en matière de défense que met en avant l’attachée de presse Anna Zamareava : « La manière dont nous choisissons les projets d’ingénierie, les recherches militaires, c’est ce que nous faisons de plus sérieux. Nous organisons des sessions où des gens présentent leurs projets, ou détaillent des éléments plus concrets, par exemple, des produits finis comme des gilets pare-balles, des drones, diverses technologies modernes complexes, comme le développement de logiciels pour équipements militaires. Nous travaillons aussi sur le long terme. Lorsque nous concluons un accord, peut-être que ce n’est pas ici dans ces locaux que ça se concrétise. Mais nous apportons du soutien, des financements, passons des commandes privées pour la fabrication de certains produits ou des développements de projets nécessaires aux besoins de l’armée. Tout cela principalement pour augmenter la capacité de défense du pays ».
Ces 44 000 mètres carrés de bureaux, dans un quartier à 30 minutes en voiture du centre-ville, sont présentés par la souriante Anna Zamareava comme « plus cool que la Silicon Valley, dans une version russe et patriotique ». Pas de partenariat avec des universités pourtant et beaucoup d’espaces de travail encore vides dans ce bâtiment qui a des allures de siège social d’entreprise tout ce qu’il y a de plus classique et honorable : deux tours de verre et de béton élégamment reliées, des ascenseurs nombreux qui sentent encore le neuf, et une vue panoramique à couper le souffle du 23e étage sur tout Saint-Petersbourg.
Impossible d’y rencontrer les ingénieurs travaillant sur les projets à vocation militaire, confidentialité oblige, mais on peut y croiser de jeunes blogueurs. Là aussi, certains d’entre eux travaillent à des vidéos pour motiver les mobilisés russes en Ukraine. L’un d’eux se lève de son bureau et vient nous montrer cet extrait dans lequel une babouchka assure notamment : « Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Le diable n’est pas aussi terrible qu’on veut bien le dire. La victoire sera nôtre ». 100 000 vues dès le premier jour de diffusion, assure fièrement le jeune homme.
À la question, « est-ce que tout ça n’est pas plutôt du ressort de l’État ? » Anastasia Vasilevskaya, autre attachée de presse du centre Wagner répond : « Nous sommes une compagnie privée donc nous pouvons être plus loyaux et tout faire, l’administratif, les papiers, beaucoup plus vite que le gouvernement. Avec l’État, tout traîne toujours. Nous prenons des décisions plus rapidement, parce que nous avons compris de quoi nous avons besoin ici et maintenant. On n’est pas obligés de faire des appels d’offres. On regarde ce que fait une start-up, et on consulte nos experts pour savoir si c’est utile. Alors que dans l’armée, ils dépensent beaucoup d’argent pour rien ». Les militaires, dont certains d’entre eux ont déjà beaucoup à reprocher au fondateur de Wagner –dont d’avoir récemment appuyé Ramzan Kadyrov pour obtenir le départ d’un général en septembre-, apprécieront.
Evgéni Prigojine sur tous les fronts
L’activisme d’Evgéni Prigojine dans le domaine militaire est en tout cas particulièrement débordant ces derniers mois. Le 19 octobre dernier, « le patron » comme disent ses hommes, annonçait se lancer dans la construction d’une ligne de fortification censée tenir à distance la Russie des troupes ukrainiennes. Mais dans la région de Belgorod, il y a 10 jours, la ligne dite « ligne Wagner » a été débaptisée et l’armée a repris le contrôle.
Reste que, dans la Russie de « l’opération spéciale », le fondateur de Wagner joue coup double. Il se rend utile à un pouvoir à la recherche d’une victoire militaire en ce début d’hiver, même si sur le champ de la très observée bataille de Bakhmout pour les Ukrainiens, Artëmovsk pour les Russes, Evgéni Prigojine assure avant tout à chercher à « épuiser les forces ukrainiennes » plus qu’à faire tomber la ville. Sur le moyen terme, dans cette Russie profondément bouleversée et où toute opposition « libérale » a été muselée, l’un des tout premiers compagnons de route de Vladimir Poutine pose aussi de nouveaux jalons pour la construction de son image publique « d’homme du peuple contre les élites », et pas seulement contre les élites de l’armée.
L’installation de son centre a été un des épisodes de sa confrontation avec le maire de Saint-Petersbourg pour qui le centre était illégal. « Tout est rentré dans l’ordre », assure-t-on dans les équipes, mais Evgéni Prigojine continue avec gouaille à cibler Alexandre Beglov. Sur sa chaîne Telegram officielle, il a ainsi sélectionné la semaine dernière la question d’un média qui s’interrogeait sur les motifs potentiels de l’absence d’apparition publique depuis deux semaines du premier édile de la « Venise du Nord » :
-« Certains pensent que cela est dû à votre plainte contre lui auprès du bureau du procureur. D’autres disent qu’il a subi une chirurgie esthétique anti-âge. Qu’en pensez-vous ? »
-« Je ne peux pas confirmer ou infirmer cette information. Je pense que les riches ont leurs propres habitudes et bizarreries (…) Bien que je ne comprenne pas tout à fait pourquoi un homme adulte s’investisse autant dans son propre rajeunissement, alors que son rôle est de gérer la ville »
Sur le site internet du centre Wagner, un slogan qui claque comme sur une affiche de campagne proclame : « Aujourd’hui, nous brisons les stéréotypes, nous savons comment être les meilleurs. À partir de maintenant, construisons l’avenir ensemble ». Le « patron » qui a déjà tenté de faire de la politique et se défend de vouloir en refaire, n’est lui pas dans les locaux. « Je suis ici ou là, en région, en Russie, ou dans le Donbass, mais au travail 7 jours sur 7 » écrit-il sur sa chaîne Telegram. Le plus souvent encore invisible. Pas encore tout à fait passé de l’ombre à la lumière.