Massacre de Thiaroye 44 : Le Sénégal change de camp

Secrets, manipulations, dissimulations, l’histoire entre la France et le Sénégal en regorge. Le massacre des tirailleurs sénégalais du Camp de Thiaroye le 1er décembre 1944 en est la preuve et risque de provoquer une déchirure entre le Sénégal et la France. Si plusieurs recherches ont montré que le bilan est bien plus lourd que les 35 morts et 35 blessés répertoriés officiellement, la France s’accroche à sa version. A la suite du Premier ministre Ousmane Sonko, la ministre des Affaires étrangères, Yassine Fall, a indiqué que le 80e anniversaire de ce massacre, le 1er décembre prochain, serait l’occasion pour le Peuple sénégalais de «donner sa version de l’histoire».

Thiaroye 44 risque de se­couer l’axe Paris-Dakar. L’arrivée au pouvoir du duo Diomaye-Sonko a quelque peu bouleversé les relations entre la France et le Sénégal. Et la commémoration du 80e anniversaire du massacre des tirail­leurs du Camp de Thiaroye pourrait bien constituer une nouvelle source de tension. En cause, la version des autorités françaises sur ce massacre et le nombre exact de victimes. Il y a quelques jours, réagissant à la décision de la France d’élever au rang de «Mort pour la France», 6 de ces tirailleurs sénégalais, le Premier ministre Ousmane Sonko s’était fendu d’une sortie au vitriol contre les autorités françaises. «Pourquoi cette subite prise de conscience alors que le Sénégal s’apprête à donner un nouveau sens à ce douloureux souvenir, avec la célébration du 80e anniversaire cette année ? Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent. Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais», avertissait le Premier ministre sénégalais. Hier, c’était au tour de la ministre des Affaires étrangères, Yassine Fall, d’enfoncer un peu plus la porte entrouverte par Ousmane Sonko.

En visite en Côte d’ivoire, la ministre de l’Intégration africaine et des affaires étrangères a évoqué la prochaine commémoration du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye. «Le Sénégal va commémorer le 80e anniversaire de l’assassinat des militaires sénégalais qui venaient de participer à la Deuxième Guerre mondiale. Ce sera un événement très important où le Peuple sénégalais va donner sa version de l’histoire», assure la cheffe de la diplomatie sénégalaise. Une façon de s’insurger contre la décision des autorités françaises de choisir un nombre si infime de victimes de ce massacre pour les célébrer, alors que plusieurs travaux de recherche ont montré que le nombre de victimes pourrait être 100 fois supérieur.

Le combat de Biram Senghor

Le 1er décembre prochain, le Sénégal entend marquer d’une pierre blanche ce 80e anniversaire du massacre du Camp de Thiaroye en 1944. En France, deux jours avant la rencontre entre Emmanuel Macron et le Président Bassirou Diomaye Faye du 20 juin dernier, un document rédigé par l’Office national des combattants et des victimes de guerre (un organisme rattaché au ministère français des Armées) accorde en toute discrétion la mention honorifique «Mort pour la France» à 6 tirailleurs sénégalais. «Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la Libération de la France comme dans la perspective du 80e anniversaire des évènements de Thiaroye», indique le secrétariat d’Etat français chargé des anciens combattants, cité par Rfi et qui ajoute : «C’est une nouvelle étape. C’était essentiel, il est désormais temps de regarder notre histoire comme elle fut.»

Seulement voilà ! Ce regard que la France souhaite jeter sur son histoire est encore em­preint de secrets, de manipulations et de dissimulations. Quatre Sénégalais, un Ivoirien et un soldat de la Haute-Volta, devenue le Burkina Faso, sont les bénéficiaires de cette décision que les autorités françaises ont prise au moment de la célébration du débarquement en Province. Parmi les Sénégalais, Mbap Senghor, le père de Biram Senghor. Depuis les années 70, ce fils de tirailleur n’a cessé de réclamer la vérité sur les circonstances de la mort de son père. Dans une lettre ouverte adressé au Président français en 2018, Biram Senghor écrivait : «âgé de 80 ans et au soir de ma vie, je viens à vous pour enfin connaître toute la vérité sur les circonstances ayant entraîné la mort tragique de mon père et de ses compagnons d’infortune», écrit cet enfant de tirailleur qui vit dans la banlieue de Dakar. «Mon père, M’Bap Senghor, a rejoint le 6e Rac avec la mobilisation générale en 1939 et faisait partie de ces hommes qui se sont battus pour libérer la France. Fait prisonnier par les Allemands, il passa quatre longues années en captivité, comme tant d’autres de ses frères d’armes venus des colonies et d’Afrique du Nord», écrit Biram Senghor dans sa lettre. Aujourd’hui, son combat a porté partiellement ses fruits. Son père est reconnu «Mort pour la France». Mais rien ne dit que la vérité sur sa mort soit connue.

Armelle Mabon : «C’est un crime de masse prémédité»

Les tirailleurs du Camp de Thiaroye sont ces combattants ouest-africains faits prisonniers par les Allemands et retenus dans les frontstalags, ces prisons allemandes réparties dans la France occupée. Ils seront les victimes de la tragédie de Thiaroye 1944. Et les recherches de l’historienne Armelle Mabon, Maître de conférences à l’Université Bretagne Sud, vont beaucoup éclairer le mystère qui entoure ces évènements. Selon elle, il s’agit ni plus ni moins que d’un «crime coloniale, un crime de masse, prémédité». «La version officielle, ce sont des hommes qui ont réclamé des sommes dont on dit qu’ils avaient déjà perçu plus que leur dû. C’est donc une mutinerie. Et la version officielle dit que les mutins ont tiré en premier. Bilan officiel : 35 morts et 35 blessés, et 34 hommes condamnés à des peines lourdes», informe Mme Mabon.

Selon l’historienne, auteure de l’ouvrage «Prisonniers de guerre indigènes : Visages oubliés de la France occupée», loin des 35 morts reconnus par la France, ce sont plutôt 300 à 400 tirailleurs qui ont été massacrés ce matin du 1er décembre 1944 et enterrés dans des fosses communes dont la France refuse encore de révéler les emplacements. Seul espoir pour une manifestation de la vérité, l’accès aux archives secrètes de l’Armée française qui devraient permettre d’accéder à une cartographie des fosses communes, des documents sur le calcul des sommes spoliées et la liste des rapatriés. Armelle Mabon parle même d’une exhumation des corps.


Par Mame Woury THIOUBOU – [email protected]

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