Influence russe en Afrique : « L’objectif est de maintenir des régimes pour favoriser le pillage et l’exploitation des ressources »
De nombreux pays d’Afrique sont la cible de campagnes d’influence informationelle, de propagande et de désinformation. Des moyens mis en place par la Russie pour décrédibiliser la France auprès des populations africaines et justifier les situations sécuritaires et économiques précaires causées par certains régimes, selon Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique.
Kevin Limonier est maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique à l’Université Paris 8.
TV5MONDE : Comment se traduisent les intenses campagnes de propagande russes en Afrique ?
Kevin Limonier : Parle-t-on de propagande, d’influence informationnelle ou encore de désinformation ? Nous sommes sur un phénomène extrêmement polysémique mais qui est aussi très protéiforme. Il faut bien distinguer d’une part l’action des acteurs qui sont formellement reliés à l’Etat russe et qui peuvent être des acteurs de la diplomatie publique, de la paradiplomatie, bref, les acteurs de l’influence médiatique classique.
C’est le cas de Sputnik ou de Russia Today qui sont quoi qu’on en pense reliés d’une manière ou d’une autre à la structure étatique russe et à la parole officielle du Kremlin.
D’autre part, il y a également l’émergence d’entrepreneurs que nous appelons des « entrepreneurs d’influence ». Ils sont en fait des personnes ou des groupes de personnes qui ne sont pas formellement reliés à la structure de l’Etat russe et qui de ce fait bénéficient d’une espèce de présomption d’autonomie. Cette présomption est très utile pour l’Etat russe lorsque ces groupes commettent des bavures. Ces entrepreneurs d’influence sont là pour accompagner le retour géopolitique de la Russie en Afrique, dans l’objectif de faire fructifier un capital.
Ce capital peut être économique – pour gagner de l’argent, politique – pour construire des carnets d’adresse et des réseaux d’allégeance, aussi et surtout à Moscou et Saint Pétersbourg – et ensuite également symbolique, puisque ces acteurs investissant le terrain africain gagnent une aura, une réputation qu’ils essaient de mettre à leur profit. Ces acteurs sont par exemple Evgueni Prigojine, avec le groupe Wagner. Il faut donc bien distinguer d’un côté l’influence étatique et de l’autre l’influence para-étatique, voir même semi-clandestine, avec l’existence de ces entrepreneurs d’influence.
Le discours anti-français n’est pas une fin en soi. C’est un moyen.
Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique à l’Université Paris 8
TV5MONDE : Quel est le contenu du discours anti-français ?
Kevin Limonier : Si nous parlons des acteurs russes étatiques ou para-étatiques ou des entrepreneurs d’influence, nous avons une instrumentalisation du rôle de la France dans ses anciennes colonies, mais aussi de la figure historique d’une Russie qui se réclame de l’héritage de l’Union soviétique qui s’est elle-même présentée comme la puissance anti-coloniale par excellence, celle qui va aider certains pays à accéder à l’indépendance. Il existe tout un
panthéon soviétique anti-colonial qui a constitué le socle sur lequel vont se construire un tas de discours, comme celui contre le franc CFA, qui sont présentés comme des héritages coloniaux.
Le discours anti-français est le vecteur principal de l’influence de la Russie en Afrique. Mais le discours anti-français n’est pas une fin en soi. C’est un moyen. La fin sera de forger des alliances avec certains pays, pour les entrepreneurs d’influence de mettre la main sur certaines ressources, des ressources naturelles : diamant en Centrafrique, or au Soudan …
Il s’agit de l’enrichissement d’acteurs para-étatiques, semi-privés, qui sont d’abord là parce qu’ils sont dans une logique de prédation. En ce sens, la cible idéale dans ces régions-là est la France, parce que la France a une visibilité objective du fait de l’existence d’opérations militaires comme Barkhane.
Ensuite, nous avons toute l’instrumentalisation d’une relation très complexe que la France entretient avec ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne, ainsi que tous les errements encore relativement récents de la Françafrique.
TV5MONDE : Comment se traduit la désinformation, en hausse actuellement ?
Kevin Limonier : Dans les pays qui ont un très faible taux de pénétration d’Internet comme la République Centrafricaine, les Russes vont pouvoir par exemple financer des radios, des journaux, de la presse analogique, des moyens de communication qui ne passent pas par le numérique mais qui passent par des technologies plus anciennes comme les ondes FM.
Les moyens techniques engagés pour les populations urbaines des pays plus développés sont les réseaux sociaux. Ils sont la base de la diffusion de ces informations, avec Facebook, qui est en position quasiment hégémonique en Afrique de l’Ouest et qui est, pour beaucoup d’Africains et d’Africaines, un outil pour s’informer sur ce qu’il se passe dans le monde.
Cette influence et toute la désinformation qui en découle se fonde sur la confusion comme mode opératoire de diffusion de l’information.Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique à l’Université Paris 8
Cela crée des problématiques importantes, car Facebook peut favoriser l’enfermement algorithmique, c’est-à-dire que si vous commencez à liker le contenu d’une orientation politique spécifique, on va vous suggérer des contenus d’orientation politique similaire et vous enfermer dans une sorte de bulle, favorisée par les algorithmes. C’est sur ces outils que les médias russes et les entrepreneurs d’influence ont misé pour se faire une voix en Afrique.
Il y a cependant quelque chose de beaucoup plus profond à tout cela, quelque chose de politique. Cette influence et toute la désinformation qui en découle se fonde sur la confusion comme mode opératoire de diffusion de l’information. Nous allons avoir une vision confusionniste des phénomènes qui se produisent dans la sous-région, une vision confusionniste du rôle de la France, des anciennes puissances coloniales.
Quand je dis confusionniste, je parle du fait de tout mettre sur un même pied d’égalité, quel que soit la source d’information, quel que soit la légitimité de cette source d’information, son sérieux. Cette espèce d’horizontalisation des faits et de leur interprétation génère de la confusion lorsqu’il s’agit de décrypter l’actualité sur un continent profondément meurtri par les impérialismes et leurs héritages.
L’un des buts de Moscou et de ses entrepreneurs est de maintenir au pouvoir des régimes qui sont redevables à la Russie.Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique à l’Université Paris 8
TV5MONDE : Derrière ces efforts de communication, cette guérilla informationnelle, c’est bien l’Africain lambda qui est visé ? Dans quel but ?
Kevin Limonier : Les Russes arrivent avec des clefs de lecture très simples mais très efficaces, auprès d’une partie des opinions publiques africaines, en disant : « j’ai la solution pour que vous compreniez le monde qui vous entoure et que vous compreniez la situation terrible dans laquelle votre pays, votre région, se trouve.». Seulement, cette grille de lecture va générer plus de confusion que de clarté dans les interprétations, avec comme objectif, de détourner le regard de certains problèmes politiques strictement internes à ces pays en accusant la France, par exemple. Ce qui arrange grandement un certain nombre de dirigeants de la région dont la stabilité et la légitimité politique sont précaires.
L’un des buts de Moscou et de ses entrepreneurs est de maintenir au pouvoir des régimes qui sont redevables à la Russie. On peut se demander si Faustin-Archange Touadéra (le président centrafricain) serait toujours là aujourd’hui s’il n’y avait pas la société paramilitaire Wagner pour lui servir de garde prétorienne. L’objectif est donc de maintenir des régimes pour favoriser le pillage et l’exploitation des ressources de l’Afrique. Accuser la France de tous les maux n’est qu’un moyen de parvenir à cette fin.
TV5MONDE : La France parvient-elle à contre-attaquer de manière efficace ?
Kevin Limonier : La France essaie de se doter d’outils pour contrer cette désinformation, pour tenter de comprendre ce dont elle est victime dans la région. Il y a une sous-direction influence qui vient d’être créée au quai d’Orsay, ce qui est une nouveauté. Nous avons aussi vu que le président de la République a insisté sur l’importance du champ informationnel pour les armées mais aussi toute l’action de la France en dehors de ses frontières. Les médias français ou francophones à vocation internationale jouent eux aussi un rôle important, notamment avec l’énorme réseau africain de France Média Monde. Nous avons énormément d’outils à notre disposition pour apporter une vision des choses qui soit à même de réduire cette vision confusionniste qui fait que tout se vaut, qui propose un relativisme de tout et qui dit que toutes les options et les valeurs se valent et que finalement, il n’y a d’autre repère que celui du cynisme le plus crasse.
TV5MONDE : La France aussi use de son influence en Afrique… Use-t-elle de moyens comparables à ceux des Russes pour arriver à ses fins ?
Kevin Limonier : Il y a eu des rapports écrits par une entreprise qui s’appelle Graphika qui sont sortis il y a quelques années et qui suggéraient que la France se livrait à des opérations de désinformation ou en tout cas utilisait les mêmes méthodes que les Russes. Je ne sais pas si cela est véridique ou pas. Toujours est-il qu’il y a tout de même très peu d’occurrences de ce phénomène. Après, il y a deux interprétations. Soit ces personnes sont extrêmement compétentes et donc ne sont plus détectées par les observateurs, soit la France a compris que pour se battre contre cet adversaire-là, il ne faut pas user des mêmes outils. C’est une rivalité géopolitique dans laquelle on ne peut pas utiliser les mêmes armes que l’adversaire lorsqu’on est une démocratie, parce que nous y perdrions l’éthique qui doit guider notre action.
Séraphine Charpentier