Felwine Sarr : « La victoire de Bassirou Diomaye Faye a été un soulagement »

Le Sénégal n’a jamais subi de coup d’État. Depuis l’indépendance en 1960, le pays est considéré comme l’une des démocraties les plus stables d’Afrique de l’Ouest. Il a connu trois alternances pacifiques du pouvoir : en 1980, de Léopold Sédar Senghor à Abdou Diouf ; puis, en 2000, de Diouf à Abdoulaye Wade ; et enfin, en 2012, de Wade à Sall. Et ce malgré des périodes de tensions politiques, de manifestations violentes et de répressions. Mais cette fois-ci, en 2024, année électorale scrutée par le monde entier, le pays de la Teranga a bel et bien « failli » dérailler. Comment le Sénégal en est-il arrivé là, et quels sont les ressorts dont le pays dispose pour ancrer sa trajectoire démocratique ? L’universitaire et écrivain Felwine Sarr n’a rien manqué de l’actualité brûlante de son pays. Depuis Durham, aux États-Unis, où il enseigne à l’université Duke, il s’est confié au Point Afrique sur les instants périlleux que viennent de vivre les Sénégalais, alors que le tout nouveau président élu, Bassirou Diomaye Faye, s’apprête à prendre les rênes du pays, ce mardi.

Le Point Afrique : Comment avez-vous réagi à la victoire surprise de Bassirou Diomaye Faye ?

Felwine Sarr : Ç’a été un soulagement. Finalement, le vote et la démocratie ont eu raison sur le reste. Les Sénégalais ont pu exprimer leur désir d’un changement clair, net et sans appel. Plus important encore, les institutions du pays ont résisté.

Nous étions très inquiets ces trois dernières années avec la multiplication des crises, tous les épisodes de violences et nous appelions de nos v?ux une restauration démocratique. La question de la prépondérance de l’image sur la réalité a joué au début de cette crise. Quand nous alertions sur les dérives autocratiques, on ne nous prenait pas au sérieux, puisque le Sénégal jouissait depuis toujours de l’image de vitrine démocratique africaine. Malheureusement, quand les signaux de cette vitalité démocratique se sont mis à clignoter, certains observateurs ont préféré détourner le regard, préférant rester sur l’image du pays.

On vous a senti plus inquiet encore à l’approche des élections, pourtant l’histoire du Sénégal est jalonnée de nombreuses crises politiques?

Nous n’avions jamais atteint, ces trente dernières années, ce degré de violence et de non-respect de l’État de droit et des libertés individuelles. Pendant trois ans, nous avons assisté à une répression systématique de l’opposition. Le principal parti de l’opposition a été dissous, ses leaders mis en prison, son appareil politique mis en sourdine. Nous avons dénombré plus de 1 000 prisonniers d’opinion dans les geôles. Dans le même temps, on a connu des événements marqués par de la violence létale, avec des tirs à balles réelles sur des manifestants. Une tentative de mise sous cloche de la liberté de la presse, le signal d’une grande chaîne de télé a même été coupé, etc. Nous avons vécu une réelle dépossession démocratique.

Vos craintes étaient-elles justifiées ?

Nos craintes étaient justifiées, puisque le président a arrêté le processus électoral et les élections n’ont pas pu se tenir à la date initialement prévue. Il aura fallu que la Cour constitutionnelle rappelle, au moins par deux fois, le droit pour qu’enfin le scrutin ait lieu. Le climat social devenait irrespirable et la tension politique forte.

Macky Sall est-il le seul responsable ou l’hyperprésidentialisation de la fonction a pesé dans tout ce que vous décrivez ?

Je ne pense pas. Je crois que le dispositif institutionnel est en partie responsable et aussi la manière d’incarner la fonction qui fut celle du président sortant, Macky Sall. Une disposition de la Constitution de 1963 a renforcé les pouvoirs du président de la République pour répondre à une crise de la gouvernance apparue un an auparavant entre les anciens présidents du conseil Mamadou Dia et Senghor, le président de la République, pour sortir d’un bicéphalisme qui ne disait pas son nom. Lorsque le Sénégal est sorti de cette crise, la Constitution a entériné des pouvoirs forts pour le futur chef de l’État. Seulement, je constate que ni Abdou Diouf ni même Abdoulaye Wade n’en ont abusé.

Le nouveau président a fait de la « réconciliation nationale », une priorité. Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’il ne faut pas brûler les étapes. Bien évidemment, je souhaite que le corps social sénégalais soit réconcilié. Mais un autre chantier me paraît tout aussi prioritaire : celui de la justice. Il y a eu des fractures importantes, le corps social a été éprouvé et nous avons le devoir de rendre justice aux familles de victimes. Cependant, je ne crois pas que la déliaison sociale ait été totale et irrémédiable.

Nous devons regarder, en face, les monstres qui nous ont saisis, les situer, les comprendre, situer toutes les responsabilités, en rapport avec l’histoire du Sénégal, afin que ces situations ne se reproduisent plus. Il faut que, ensemble, nous nous interrogions en profondeur sur les ressorts qui ont permis à notre société d’en arriver là. Faut-il pointer du doigt, le rapport au pouvoir de nos leaders politiques, nos institutions coercitives, carcérales et judiciaires ; le rapport des forces de défense et de sécurité aux citoyens ou tout ceci à la fois ? Ce travail est essentiel, avant toute forme de réconciliation. Il ne faut pas que l’on passe par pertes et profits ces violences ou que l’on couvre d’un manteau ce qui s’est passé pour nous donner l’illusion que nous avançons. Une loi d’amnistie a été votée juste avant les élections, personnellement, je n’y adhère pas et je pense fondamentalement qu’il faut une ?uvre de justice.

Quels sont les défis et les enjeux qui vous semblent essentiels afin de remettre le Sénégal sur sa trajectoire démocratique ?

Les défis sont pluriels et nombreux. Je pense notamment à la refondation des institutions démocratiques, judiciaires et politiques. Elles ont été vulnérables. Il faut qu’on identifie leurs points de vulnérabilités et que nous mettions en place des dispositifs qui empêchent quiconque de porter atteinte aux droits fondamentaux de tous les Sénégalais. Car, durant cette période, un certain nombre d’institutions et de dispositifs légaux ont été utilisés contre les citoyens avec des dispositions liberticides opportunément exhumées. Il faut réconcilier la République avec les citoyens.

J’observe, également, une très forte demande de justice économique et de partage du bien-être, de bonne gouvernance dans tous les secteurs. Cela s’explique par le fait que la jeunesse est dépourvue de perspectives d’emploi et que les inégalités sociales persistent dans le pays. Ces attentes, surtout sociales, ne doivent pas être déçues, même si la mise en ?uvre de tous ces chantiers s’annonce difficile et délicate.

Il y a également une demande de renforcement de la citoyenneté et de l’État de droit, de dévunérabilisation juridique des citoyens, parce que beaucoup de gens ont été arrêtés ou ont vu leur droit bafoué pendant les manifestations entre 2021 et 2024.

Je note aussi ce besoin qui se fait pressent dans la société d’articuler des rapports beaucoup plus horizontaux, plus respectueux et équilibrés avec le reste du monde et de sortir d’une colonialité latente et persistante.

Le discours du Pastef fait écho dans la région ouest-africaine. Comment le Sénégal peut-il trouver des réponses qui lui sont propres tout en préservant sa place si particulière dans le concert des nations ?

Ce que j’entends chez la jeunesse ouest-africaine, c’est que, sur les plan économique, politique et symbolique, nous n’avons pas encore achevé un processus de décolonisation. C’est-à-dire que nous sommes encore, dans l’espace des relations internationales, pris dans des rapports qui sont marqués par de fortes asymétries, avec des hégémonies parfois symboliques et d’autres, beaucoup plus réelles, caractérisées par une dimension extractiviste quand il s’agit de l’économie.

Il y a un désir d’achever ce processus, d’accéder à plus de souveraineté et d’autonomie dans des secteurs stratégiques. Ces demandes se formulent de différentes manières plus ou moins précises, le désir de sortir du franc CFA en est une expression. Les jeunesses africaines ont le sentiment que s’il y avait une meilleure appropriation de nos ressources, on ne serait pas dans cette situation économique et qu’on pourrait répondre aux besoins en emploi et en bien-être. Je pense que c’est une demande juste qu’il faut entendre. Il y a un travail à faire de ce point de vue et les nouveaux dirigeants devront y consacrer du temps et de l’énergie.

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