« Pékin craint une révolution”: quand la Chine deviendra-t-elle la superpuissance incontestée?
Depuis le début du siècle, de nombreux experts prédisent que la Chine deviendra la plus grande économie du monde, mais l’échéance semble s’éloigner. Des couacs émergent, les prévisions sont revues et pour la première fois, certains observateurs expriment même des doutes. Selon eux, cela ne pourrait jamais avoir lieu. Célèbre historien, Emmanuel Todd, estime que les dirigeants chinois sont confrontés à un problème majeur qui pourrait bien déboucher sur une révolution.
Les spéculations durent depuis des décennies: quand la Chine deviendra-t-elle plus “grande” que les États-Unis? Les premiers analystes à prédire que Pékin deviendrait économiquement, et donc politiquement, plus puissant que Washington se sont manifestés dans les années 1990. En se basant sur les taux de croissance spectaculaires de la Chine à l’époque, qui culminaient à près de 15 % par an, ils ont établi un calendrier pour la transition du pouvoir.
Agnus Maddison est l’un des universitaires qui a prédit avec confiance la prise de pouvoir de la Chine. Cet éminent économiste et historien britannique a publié son dernier rapport en 2007. A l’époque, il cite une année précise pour le basculement: 2015. Depuis ce rapport, les taux de croissance de la Chine n’ont fait que baisser. Conséquence? Aujourd’hui, l’économie chinoise est encore près de 40 % plus petite que l’économie américaine.
Prévisions optimistes
Le Britannique est loin d’être le seul à avoir été dépassé par la réalité. En 2008, les analystes du cabinet de consultance PricewaterhouseCooper (PwC) posent un constat similaire. Le point de basculement est simplement retardé de quelques années. C’est 2020 qui est ciblé. Quelques années plus tard, ils misent sur 2025. De son côté, la banque d’investissement Goldman Sachs prévoit en 2012 que la Chine deviendrait numéro un d’ici 2026. Désormais, la banque table sur 2035.
La conséquence d’un mauvais bilan pour l’économie chinoise? Pas vraiment. Une croissance annuelle moyenne de 6 % a été recensée entre 2012 et 2022.C’est trois fois mieux que l’économie américaine. La Chine a rattrapé beaucoup de terrain.
En 2012, leur économie ne représentait que la moitié de celle des États-Unis. Son produit intérieur brut (la valeur de tous les biens et services produits) est passé d’environ 8.000 milliards de dollars en 2012 à 18.000 milliards de dollars en 2022.
Croissance démographique
L’écart avec les États-Unis s’est réduit de près de 60 % au cours de cette période. Dès lors, comment expliquer les doutes qui prennent de l’ampleur actuellement? Ils sont liés à plusieurs facteurs. Premièrement, la croissance démographique de la Chine semble déjà avoir atteint son apogée. Dans les années 1990, les Nations unies prévoyaient que la Chine compterait approximativement 1,5 milliard d’habitants en 2023 et que le pic démographique ne serait pas atteint avant les années 2030. En réalité, la Chine ne compte aujourd’hui “que” 1,4 milliard d’habitants et le pic est peut-être déjà derrière nous.
La croissance démographique de la Chine s’essouffle depuis un certain temps. Elle est même tombée à zéro l’année dernière. Ainsi, pour la première fois, la population chinoise n’a pas augmenté. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la croissance économique du pays.
Non seulement elle limite la disponibilité future de la main-d’œuvre, mais elle accélère également le vieillissement de la société. Cela s’accompagne de coûts supplémentaires en matière de soins de santé. Des coûts qui peuvent être supportés par moins d’épaules, car la population active n’augmente plus, voire diminue. À Pékin, on a essayé d’anticiper ce problème en réduisant la fameuse “politique de l’enfant unique”. En 2016, cette politique a été officiellement mise en veilleuse, mais elle n’a pas encore permis d’inverser la tendance.
D’autre part, la Chine affiche une baisse de son taux de productivité. Entre 1980 et 2010, de grandes avancées ont été possibles parce que le pays était peu développé. D’énormes investissements publics et un grand nombre de travailleurs peu qualifiés ont permis à la Chine de devenir l’usine du monde à une vitesse fulgurante. Aujourd’hui, la situation a changé. La Chine n’est plus le producteur le moins cher dans tous les domaines. Pour l’électronique domestique, le Vietnam s’est manifesté. Les chaussures, quant à elles, sont fabriquées à moindre coût en Éthiopie. Et pour le textile, de plus en plus de multinationales se tournent vers le Bangladesh.
À la recherche d’investisseurs
Le vent semble également avoir tourné pour les entreprises et les investisseurs en Chine. La période d’amortissement des investissements s’accélère dans de nombreux secteurs et le gouvernement chinois a d’autant plus de mal à maintenir un climat optimal pour les investisseurs qu’il est lui-même lourdement endetté. Si l’on ajoute à cela le fait que le nombre de Chinois actifs diminue, le modèle de croissance classique est mis à rude épreuve.
Cette situation n’est pas exceptionnelle en soi. Chaque pays émergeant est confronté au même phénomène à un moment ou à un autre. La classe moyenne se développe, les salaires augmentent, les niveaux d’éducation s’élèvent, les gens vieillissent… Toutes ces évolutions sont positives, mais elles obligent les dirigeants à passer d’une société manufacturière à une société de la connaissance et des services. Pas une mission aisée.
Tout miser sur l’innovation
La croissance économique en Chine devra provenir davantage de l’innovation et de la numérisation. Les Chinois l’ont compris depuis un certain temps et misent beaucoup sur cette évolution, mais ils considèrent toujours que les États-Unis mènent la danse. En outre, Washington dispute une véritable guerre commerciale avec Pékin depuis 2016. Les États-Unis ont compris que la course à la technologie sera cruciale au cours de la prochaine décennie. Ils lancent donc régulièrement des torpilles économiques. Les restrictions américaines sur les exportations de puces informatiques de pointe à la fin de l’année dernière en sont un exemple. Une décision qui a touché le secteur technologique chinois en plein cœur.
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Nouveaux scénarios
La combinaison d’une dette publique élevée, d’une croissance démographique stagnante, d’une baisse des taux de productivité et d’une attitude plus agressive des États-Unis rend plus incertaines les prévisions concernant la domination économique mondiale de la Chine. Goldman Sachs vise désormais 2035, mais reste prudent. Si certaines tendances négatives s’accélèrent dans les années à venir, la Chine pourrait encore dépasser les États-Unis, mais l’avance serait minime et peut-être seulement temporaire. Ce scénario a également été avancé l’année dernière par des experts de l’Institut Lowy, un groupe de réflexion australien.
Les analystes du cabinet d’études britannique Capital Economics vont plus loin: s’ils voient la Chine se rapprocher des États-Unis, l’écart ne s’agrandira pas. Selon eux, l’économie chinoise atteindra son apogée en 2035 et l’écart avec l’économie américaine sera encore d’environ 10 % à cette date.
En Chine, on est très agacé par les analyses et prévisions économiques négatives qui circulent dans le monde entier. D’autant plus qu’elles provoquent également des troubles à l’intérieur du pays.
Sur la populaire plateforme de médias sociaux Weibo – un mélange entre Facebook et Twitter – trois économistes chinois ont été bloqués pour avoir “sali” les politiques économiques de la Chine. Ils auraient gonflé les chiffres du chômage et diffusé de faux messages sur l’économie. C’est un signe que Pékin met tout en œuvre pour éviter que les sombres prédictions occidentales ne soient acceptées par la population.
Crainte d’une révolution
Toutefois, ce n’est pas parce que les économistes prédisent quelque chose que cela se réalisera effectivement. De nombreuses prévisions occidentales optimistes des années 1990 et du début de ce siècle concernant la Chine se sont révélées largement erronées en 2023. Il pourrait en être de même pour les prévisions négatives actuelles. Une guerre avec Taïwan, une nouvelle crise financière ou une pandémie pourraient rebattre les cartes. Pourtant, même l’historien français Emmanuel Todd – l’homme qui a prédit la disparition de l’Union soviétique – a récemment commencé à percevoir des signes indiquant que la Chine pourrait ne jamais devenir la superpuissance mondiale. Selon lui, les dirigeants chinois ont un autre problème de taille.
“Dès qu’un quart des jeunes d’une société sont plus éduqués, on assiste à un phénomène de remise en question des valeurs traditionnelles”, explique M. Todd. “La Chine n’a pas encore atteint ce stade, mais elle y parviendra au cours de la prochaine décennie. Les inégalités continueront également à augmenter. Cela provoquera des troubles sociaux. En Chine, il existe déjà une énorme différence entre la prospérité des habitants des zones rurales et celle des habitants des zones urbaines. Cette différence va s’accentuer”. Selon M. Todd, cette situation rend les dirigeants de Pékin nerveux: “Ils craignent qu’elle ne débouche sur une révolution. Et ce risque augmente à mesure que la population diminue. La Chine est confrontée à une phase difficile de son évolution. On peut douter du fait qu’elle devienne un jour le leader mondial incontesté.”