Entretien avec l’ambassadeur Osamu Izawa : «Les relations entre le Japon et le Sénégal devraient être repensées»
Le chef de la diplomatie japonaise au Sénégal revient ici sur les retombées de la dernière visite du Président Macky Sall dans son pays, pour faire l’état des rapports entre les deux pays. M. Izawa se félicite de la forte coopération entre les deux pays, mais estime qu’elle devrait passer à une étape supérieure.
Le Président Macky Sall a effectué une visite officielle au Japon le mois de décembre dernier. Quelle appréciation faites-vous de ladite visite ?
La visite de S.E.M. le Président Macky Sall au Japon, dans un cadre bilatéral, a constitué une nouvelle étape en direction d’une relation de partenariat plus complète entre le Japon et le Sénégal, et je considère qu’elle revêt une importance historique pour les deux pays.
Depuis ma prise de fonction en tant qu’ambassadeur du Japon au Sénégal, je m’efforce de renforcer cette relation globale, compte tenu du développement remarquable du Sénégal, et dans la conviction que le moment est venu de faire évoluer notre relation, au-delà de la traditionnelle coopération au développement, vers une approche plus globale dans un large éventail de domaines, notamment les échanges commerciaux et humains. Le communiqué conjoint Japon-Sénégal, publié à l’occasion de la visite présidentielle en décembre dernier, qui s’ouvre sur le fait que «les deux dirigeants se sont accordés sur la nécessité de faire avancer davantage leur coopération non seulement en matière de développement, mais aussi dans des domaines divers, compte tenu des rôles croissants des pays africains au sein de la Communauté internationale d’aujourd’hui», reflète cette orientation générale.
En fait, ce communiqué confirme notre intention de poursuivre la coopération bilatérale dans divers domaines, allant de la promotion de l’investissement, y compris les startups, l’exploitation du pétrole et du gaz, et les efforts pour améliorer l’environnement des affaires, à l’Expo Osaka-Kansai 2025 et aux Jeux Olympiques de la Jeunesse de Dakar en 2026, en plus des domaines traditionnels de coopération tels que le développement des ressources humaines, la santé, les infrastructures, l’agriculture et la pêche.
Comment cette visite a-t-elle été perçue au Japon ? L’opinion japonaise a-t-elle remarqué la présence du dirigeant sénégalais ?
Le public japonais a manifesté son intérêt pour la visite officielle de travail de S.E.M. le Président Sall, d’autant plus que le Sénégal assume actuellement la présidence de l’Ua. L’entretien au sommet Japon-Sénégal a été bien couvert par les médias locaux, en particulier le soutien du Japon à l’adhésion de l’Ua au G20, avec la déclaration du Premier ministre Kishida, lors de la conférence de presse conjointe, selon laquelle «le rôle des pays africains dans la Communauté internationale ne cesse de s’accroître». La coopération future en matière de l’exploitation des ressources naturelles a également suscité l’intérêt. L’échange de vues sur les questions relatives à l’eau, lors de l’audience auprès de Sa Majesté l’Empereur du Japon, a également été accueilli favorablement par le public japonais.
Le secteur privé était particulièrement intéressé par cette visite présidentielle, avec de plus en plus d’intérêt pour des investissements au Sénégal, qui est politiquement stable, sûr, et constitue une porte potentielle vers le marché ouest-africain. Certains dirigeants d’entreprises japonaises ont été reçus par M. le Président Sall, et ont pu discuter des possibilités d’investissements futurs.
Cette visite est arrivée quelque temps après la Ticad 8 dont le Sénégal a été co-président, aux côtés du Japon. On sait aussi que l’Empire du Soleil Levant est l’un des principaux bailleurs du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique. Pourrait-on en déduire que la coopération avec le Sénégal occupe une place particulière dans la diplomatie japonaise ?
Tout à fait. S.E.M. le Président Sall, en sa qualité de Président de l’Ua, a largement contribué au succès de la Ticad 8 en août dernier, tandis que le Japon apporte un soutien financier et une participation de haut niveau à l’organisation du Forum de Dakar depuis sa création en 2014. Cette collaboration japonaise démontre l’importance de la paix et la stabilité comme l’un des trois piliers de la Ticad, ainsi que la haute considération du gouvernement du Japon pour la contribution significative du Sénégal, pays modèle de la démocratie en Afrique de l’Ouest, à la paix et à la stabilité dans la région.
Après la visite historique au Sénégal du ministre des Affaires étrangères de l’époque, M. Motegi, en janvier 2021, le communiqué conjoint Sénégal-Japon de décembre 2022 a confirmé que les deux pays renforceront davantage leur coopération, aussi bien bilatérale que multilatérale, en tant que partenaires stratégiquement importants, qui partagent des valeurs et principes fondamentaux et qui coopèrent en vue de maintenir et renforcer un ordre international. Cela devrait vous faire comprendre l’importance du Sénégal comme partenaire du Japon, non seulement dans le contexte bilatéral, mais aussi sur la scène internationale.
La visite du chef de l’Etat sénégalais a été l’occasion pour les deux pays de signer de nombreux accords. Quels sont ceux qui ont commencé à être mis en œuvre et quel en est l’état d’avancement ?
A l’occasion de la visite présidentielle, deux échanges de notes ont été signés : le premier pour un prêt en yens dans le secteur de l’éducation et le second pour une aide non remboursable dans le secteur de la pêche.
Entretien avec l’ambassadeur Osamu Izawa Premièrement, «le Programme de politique de développement du secteur de l’Education» de 10 milliards de yens, équivalent à environ 50 milliards de F Cfa, apporte un soutien financier au renforcement de l’enseignement des sciences et des mathématiques dans les programmes du primaire et des premières années du secondaire au Sénégal, ce qui permettra au gouvernement du Sénégal de formuler et de mettre en œuvre des politiques pertinentes, afin d’améliorer l’accès, la qualité et la gestion de l’éducation. Le Japon a annoncé son engagement à améliorer l’apprentissage des enfants et à fournir une éducation de qualité à 9 millions de personnes lors de la Ticad 8. Cette coopération est une concrétisation de cet engagement.
Deuxièmement, le Projet de construction d’un Laboratoire national d’analyse des produits de la pêche et de l’aquaculture, pour 1,542 milliard de yens, équivalent à environ 7,7 milliards de F Cfa, vise à renforcer le système d’inspection des produits de la pêche au Sénégal en construisant un Laboratoire national d’analyse des produits de la pêche et de l’aquaculture à Diamniadio. Considérant que le Sénégal détient de bonnes zones de pêche, mais que le système de gestion des produits, post-débarquement, présente des faiblesses qui freinent l’expansion des exportations, ce projet vient renforcer et améliorer les équipements d’inspection du pays, contribuant ainsi à améliorer la sécurité et la valeur ajoutée des exportations de produits halieutiques. Lors de la Ticad 8, le Japon a exprimé son engagement à contribuer à la réalisation d’économies africaines résilientes en renforçant la sécurité alimentaire. Le financement de ce projet traduit en actes cet engagement.
Pour ces deux projets, la Jica travaille avec les autorités sénégalaises compétentes pour leur mise en œuvre.
Le Japon et le Sénégal sont souvent en phase en matière de politique internationale. Toutefois, y aurait-il des points sur lesquels le Japon souhaiterait un engagement plus fort du Sénégal à ses côtés ?
Le Japon et le Sénégal, qui partagent des valeurs et principes fondamentaux tels que la liberté, la démocratie, l’Etat de Droit et la bonne gouvernance, et attachent une grande importance au multilatéralisme, collaborent étroitement pour relever les défis internationaux, notamment en coopérant au sein du Conseil de sécurité des Nations unies et d’autres organes, et en répondant ensemble à la crise sanitaire mondiale telle que le Covid-19 et en œuvrant à la dénucléarisation.
Lors de l’entretien bilatéral en décembre dernier, le Premier ministre Kishida, compte tenu de la situation actuelle en Ukraine, a souligné que les tentatives unilatérales de modifier le statu quo par la force ne doivent être tolérées nulle part dans le monde, et qu’une réponse unie de la Communauté internationale est nécessaire. Le Premier ministre a ensuite déclaré que le Japon encourageait les efforts visant à la réalisation d’un «Indopacifique libre et ouvert» et souhaitait coopérer avec le Sénégal en la matière. A l’occasion de l’entretien des ministres des Affaires étrangères du Japon et du Sénégal pendant le séjour de la délégation présidentielle au Japon, S.E.M. le ministre japonais des Affaires étrangères Hayashi a remercié son homologue S.E. Mme le ministre Tall Sall pour son soutien à cette initiative du Japon. Nous sommes confiants que l’importance des valeurs qu’incarne cette idée peut être bien reconnue parmi les Africains vivant sur le continent, un des pôles mondiaux en pleine croissance économique. Le Japon entend poursuivre ses efforts en Afrique pour assurer (1) un ordre maritime fondé sur l’Etat de Droit, (2) la prospérité économique à travers une connectivité et un partenariat économique renforcés, et (3) la paix et la stabilité, y compris dans la lutte contre le terrorisme et la piraterie. Je crois que de tels efforts seront certainement bénéfiques tant pour le Japon que pour l’Afrique, et le Japon sera heureux de collaborer avec le Sénégal, partenaire stratégique important, à cette fin.
Comme le Sénégal, le Japon souhaite une réforme de la Charte des Nations unies, notamment en ce qui concerne la composition du Conseil de sécurité. Les deux pays font-ils quelque chose pour que les choses bougent ?
Le Japon jouera à nouveau un rôle important en tant que membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies à partir de 2023. Assurer la paix et la stabilité en Afrique sera l’une de ses tâches essentielles, mais dans la perspective d’une meilleure représentation de l’Afrique, il est également crucial de progresser dans la réforme du Conseil de sécurité.
Dans le communiqué conjoint Japon-Sénégal de décembre 2022, les deux pays ont souligné la nécessité de faire progresser la négociation intergouvernementale en vue d’un lancement des négociations basées sur un texte, et ont confirmé l’importance de poursuivre le dialogue entre les groupes concernés. Je crois qu’il s’agit là d’une étape majeure dans la réalisation de progrès concrets. J’espère que le Sénégal, en tant que pays présidant l’Ua, communiquera activement sur la nécessité de lancer des négociations fondées sur des textes lors de réunions pertinentes, afin de gagner la compréhension des autres pays africains.
Il y a deux ans, la célébration des 60 ans de la coopération entre le Japon et le Sénégal a été gâchée par la persistance du Covid-19. Néanmoins, certaines manifestations pourraient-elles être reprogrammées ?
Dommage que le Covid-19 ait entraîné l’annulation du concert de wadaiko (tambours japonais) et de l’exposition de poupées japonaises, qui avaient été prévus comme événements commémoratifs du 60ème anniversaire, mais en ce qui concerne le wadaiko, le spectacle d’Ondekoza a été diffusé sur la télé nationale Rts en décembre 2021, et j’espère qu’il a plu au Peuple sénégalais. En juillet 2022, l’ambassade du Japon et la Fondation du Japon, en collaboration avec la Galerie nationale d’art de Dakar, ont organisé une exposition de «Netsuke» (pendentifs en bois sculpté). Outre la culture traditionnelle, je souhaiterais également organiser des événements culturels liés aux mangas et aux animés japonais, qui gagnent en popularité dans la région, notamment auprès des jeunes, en coopération avec des institutions et organisations locales.
Si l’appui du Japon est constant en ce qui concerne l’Aide au développement, les relations économiques entre les deux pays restent faibles. Que devrait faire le Sénégal pour avoir un marché plus attractif pour les investisseurs privés japonais ?
Le renforcement des liens commerciaux a été l’une des principales questions abordées lors de la dernière visite présidentielle au Japon, et l’importance du rôle des startups dans la résolution des défis sociaux en Afrique, entre autres, a été soulignée dans le communiqué conjoint. Bien que l’amélioration de l’environnement des affaires comporte de nombreux aspects, je crois que la clé pour stimuler l’entrée des entreprises japonaises au Sénégal est le partage rapide et approprié d’informations entre les parties concernées. A l’occasion de la visite d’une mission conjointe public-privé pour la promotion du commerce et des investissements en février 2020, le Comité économique Japon-Sénégal a été établi pour stimuler l’entrée des entreprises japonaises au Sénégal, et deux réunions de ce comité économique ont eu lieu à ce jour. Nous souhaitons poursuivre le dialogue entre les secteurs public et privé des deux pays en utilisant ce cadre, et promouvoir ainsi le partage d’informations sur les besoins spécifiques des entreprises japonaises et les mesures concrètes prises par le côté sénégalais, et travailler à l’amélioration de l’environnement des affaires.
En outre, le développement des ressources humaines est essentiel tant pour le développement durable que pour la promotion des investissements. Le Japon a contribué au développement des ressources humaines industrielles au Sénégal à travers diverses initiatives telles que le soutien au Cfpt Sénégal-Japon et à l’initiative Abe, et continuera à travailler au renforcement de la capacité des jeunes, qui devraient jouer un rôle actif dans les entreprises japonaises opérant au Sénégal.
Le Japon est également riche de son art, mais que beaucoup de Sénégalais ignorent. Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’échanges sur le plan culturel entre le Sénégal et le Japon ?
Le Japon et le Sénégal ont tous deux des cultures et des arts excellents. L’ambassade du Japon au Sénégal s’efforce de promouvoir des échanges culturels, et tente activement de faire connaître la culture des deux pays et leurs artistes, en publiant des articles sur son compte Sns (Twitter et Facebook), entre autres. Je me félicite également du mouvement d’échanges humains en matière de culture et d’art, comme la collaboration entre Mme Aissa Dione, une artiste sénégalaise de renom, et Okujun, un atelier de textile traditionnel du Japon «Yuki Tsumugi», enregistré comme patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
Quels sont les points sur lesquels les deux pays devraient, selon vous, renforcer leurs liens pour les années à venir ?
Comme je l’ai mentionné au début, ma vision, depuis ma prise de fonction, est que les relations entre le Japon et le Sénégal devraient être repensées, à commencer par l’accent mis sur l’aspect traditionnel de la coopération au développement, et renforcées de manière globale dans un large éventail de domaines, y compris les échanges commerciaux et humains. Cette relation bilatérale globale devrait inclure, outre les secteurs traditionnels de la santé, de l’éducation, de la formation professionnelle, de l’agriculture, de la pêche et des infrastructures, une coopération dans les domaines de la médecine, de la science et de la technologie, la promotion des affaires y compris les startups, des efforts conjoints sur la question du changement climatique, y compris l’utilisation du cadre de la Jcm (Joint crediting mechanism), la promotion des échanges culturels, y compris les mangas et les animés, des échanges sportifs, y compris les Joj, et des échanges universitaires. Et à cette relation bilatérale complète, s’ajouterait le partenariat renforcé sur la scène internationale, basé sur des valeurs et principes communs.
Je suis convaincu que la visite de S.E.M. le Président Sall au Japon a jeté de bonnes bases pour renforcer davantage notre partenariat stratégiquement important avec le Sénégal, tant dans les relations bilatérales que sur la scène internationale. En tant qu’ambassadeur du Japon au Sénégal, j’aimerais m’appuyer sur cette base pour consolider notre relation de partenariat global et stratégique.
Propos recueillis par Mohamed GUEYE – [email protected]