Les «signaux d’alerte se multiplient» pour la presse américaine à l’aube du second mandat de Trump
Alors qu’il vient de faire plier ABC News, accusée de diffamation, le président élu a lancé des poursuites contre un quotidien et une sondeuse qui l’avaient donné perdant en Iowa. Pendant sa campagne, Donald Trump a encore intensifié les menaces contre les médias qui lui seraient hostiles. Seth Stern, directeur du plaidoyer pour l’ONG Freedom of the Press Foundation, ancien journaliste et avocat en droit des médias, décrypte les craintes pour la liberté de la presse aux États-Unis à l’orée de ce nouveau mandat.
RFI : ABC News vient d’accepter un accord pour clore le procès en diffamation intenté par le président élu des États-Unis et va payer 15 millions de dollars de dédommagements à Donald Trump. Le milliardaire avait porté plainte contre la chaîne et son présentateur George Stephanopoulos, qui avait déclaré que le milliardaire avait été reconnu « responsable de viol » en 2023 alors qu’il a en réalité été condamné pour agression sexuelle. Comment voyez-vous cette annonce inédite ?
Seth Stern : C’est une décision surprenante pour beaucoup de défenseurs de la liberté de la presse et d’avocats spécialisés dans les médias aux États-Unis. En général, les organes de presse, en particulier ceux dotés des ressources d’ABC, ne passent pas d’accord pour les plaintes en diffamation, de peur de se mettre une cible dans le dos et d’encourager d’autres à faire de même. Il est donc inquiétant qu’ABC ait choisi cette voie, car cela aura des répercussions sur les petits médias. ABC peut survivre à un règlement de 15 millions de dollars. Mais de nombreux médias aux États-Unis, locaux notamment, sont dans des situations financières difficiles. En envoyant le message que de telles plaintes peuvent être efficaces, cela pourrait inciter Trump ou d’autres personnes riches et puissantes à continuer avec ce genre de procédures. Et la prochaine fois, l’accusé ne sera peut-être pas ABC, mais un petit média alternatif dans une petite ville qui critique un responsable local, un héritier, etc. Donc il faut que les médias poursuivis dans des procédures destinées à les intimider refusent de payer pour montrer que ce n’est pas un moyen de punir les critiques.
Donald Trump a aussi intenté une action en diffamation contre le conseil d’administration du prix Pulitzer, il menace d’en lancer d’autres. Faut-il craindre la multiplication de ce genre de procès ?
Ce qui a pris de l’ampleur ces dernières années, c’est ce que nous appelons les « slapp suits » [les procédures-bâillon, ces procédures judiciaires abusives destinées à réduire les opposants au silence, NDLR], ces procès souvent intentés par des personnes riches et puissantes, pour lesquelles l’important n’est pas de gagner, mais de se venger et de saigner l’accusé à blanc avec les frais de justice. Parce que même si vous gagnez votre procès, vous perdez quand même, car engager des avocats pour se défendre coûte très cher. Pour un petit média, le coût va au-delà de l’aspect financier. Lorsque les journalistes sont occupés à préparer des stratégies de défense avec des avocats, à des audiences au tribunal, cela a un impact sur leur capacité à faire leur travail.
Dans les faits, si Donald Trump multiplie les poursuites judiciaires contre les médias, il obtient rarement gain de cause…
Oui, un grand nombre de procédures judiciaires sont soit rejetées, soit abandonnées. Mais cela illustre bien ce que je disais avant : ce n’est pas la victoire qui compte… Pour ce qui est des procès en diffamation, la loi américaine est très favorable aux journalistes et il est très difficile pour les plaignants d’obtenir gain de cause, car ils doivent prouver que le directeur de publication savait que l’affirmation diffamatoire était fausse ou qu’elle a été proférée dans un mépris des faits irresponsable. Donc, je pense que l’affaire ABC était tout à fait défendable au regard du droit américain. Nous ne saurons jamais comment les choses se seraient terminées au tribunal pour ABC, mais il faut espérer que cette loi tienne [Donald Trump et certains de ses alliés ont eu des velléités de l’affaiblir, NDLR] et serve de frein aux abus de Trump et d’autres.
Le 11 décembre dernier, Donald Trump a annoncé la nomination de Kari Lake, à la tête du média public Voice of America. Fervente trumpiste, habituée des attaques contre les médias, elle a toujours nié le résultat de l’élection de 2020. C’est un signal particulièrement inquiétant, non ?
Plusieurs nominations de personnes à des postes clés dans la deuxième administration Trump ont un historique de déclarations anti-presse, comme Kari Lake. Voice of America a souvent été prise pour cible au cours du premier mandat de Trump, qui a clairement indiqué qu’il aimerait que les médias publics aux États-Unis fonctionnent essentiellement comme un outil de propagande. Mais la loi établissant Voice of America exige qu’elle soit indépendante d’un point de vue éditorial, donc on peut espérer qu’elle disposera de moyens pour se défendre.
Il y a aussi la nomination de Brendan Carr à la tête de la Federal Communications Commission (FEC), le régulateur américain des télécommunications, qui est inquiétante. Il a par exemple préconisé de s’en prendre aux organes de presse et à leurs licences de diffusion en raison de leurs décisions éditoriales. C’est dire si Trump n’aime pas les médias et s’il est en train d’armer son pouvoir contre eux. On peut aussi évoquer la nomination de Kash Patel à la tête du FBI, qui a des antécédents de rhétorique antipresse. Ce ne sont donc pas les signaux d’alerte et les « red flag » qui manquent pour Trump et l’administration entrante.
Avec ce nouveau mandant, faut-il craindre pour la liberté de la presse aux États-Unis ?
Pour être franc, les conditions d’un déclin de la liberté de la presse aux États-Unis sont en place depuis un certain temps, et ce n’est pas seulement un problème lié à Trump. Les appels à l’abandon des poursuites contre Julian Assange en vertu de la loi sur l’espionnage pour avoir publié des documents classifiés ont été ignorés par l’administration Biden et il a été contraint d’accepter un accord de plaider-coupable pour recouvrer sa liberté. Aujourd’hui, au regard de cette affaire, l’administration Trump pourrait donc poursuivre des journalistes qui publient des documents issus de fuites ou classifiés.
Il existe un projet de loi bipartisan, le PRESS Act, qui protégerait les journalistes contre la divulgation forcée de leurs sources. Elle a été adoptée par la Chambre des représentants à l’unanimité en janvier, mais elle est restée en souffrance au Sénat. Je parie que maintenant, les démocrates auraient voulu faire plus pour la faire avancer lorsqu’ils en ont eu l’occasion. Espérons qu’ils le feront encore dans les derniers jours de ce Congrès.
Le Project 2025, élaboré par la très conservatrice Heritage Foundation, a souvent été présenté comme une feuille de route pour le second mandat de Donald Trump. Des mesures visant à renforcer le contrôle gouvernemental sur la presse y sont préconisées, comme la suppression du financement public des médias. Craignez-vous désormais de voir ce programme se traduire dans les faits ?
Trump a déclaré qu’il avait pris ses distances avec le Projet 2025 pendant la campagne, mais nous verrons si cela était sincère ou non. Quoi qu’il en soit, le fait que ces mesures répressives viennent du Project 2025 n’a que peu d’importance, parce que Trump a dit les mêmes choses lui-même : nous savons qu’il veut sévir contre les auteurs de fuites, nous savons qu’il veut contrôler le contenu des médias publics, nous n’avions pas besoin du projet 2025 pour nous le dire.
Comment médias et journalistes peuvent-ils faire face à ces attaques et pressions politiques ?
Aux États-Unis, les journalistes sont souvent assez réticents à écrire sur la liberté de la presse. Ils considèrent qu’il s’agit d’un sujet d’initiés dont le public ne se préoccupe guère. Mais je pense que les médias ont intérêt à attirer davantage l’attention sur ces questions-là et à les couvrir comme ils le feraient pour d’autres menaces sur les droits constitutionnels. Car le public n’a pas conscience des efforts déployés par Donald Trump pour réduire la presse au silence. Par ailleurs, je pense qu’il est vraiment important que les médias n’acceptent pas d’accords financiers lors des poursuites, parce qu’avec ces arrangements, ils envoient le message qu’intimider les médias de cette façon peut être efficace.
Globalement, pensez-vous que ce deuxième mandat sera plus difficile pour les médias et le journalisme que le premier ?
Difficile à dire, mais je dirais que les menaces qui pèsent sur le deuxième mandat sont plus graves que celles qui pesaient en 2016. À l’époque, Trump parlait beaucoup de réformer les lois sur la diffamation pour qu’il soit plus facile de poursuivre les journalistes, ce qui était déjà assez inquiétant. Aujourd’hui, la rhétorique s’est étendue à l’emprisonnement des journalistes, à l’expulsion des réseaux des ondes publiques et à d’autres menaces plus radicales. Comment cela va-t-il se traduire dans les faits pendant ce deuxième mandat, cela reste à voir. Mon espoir, c’est que, quelles que soient les positions de Trump sur la presse, il rencontrera la résistance des élus et du public qui savent la valeur de la presse libre et sont prêts à la défendre même lorsqu’elle est critique envers eux.
Par : Aurore Lartigue
SOURCE RFI