Le système d’enseignement sénégalais : quelles réformes ?
Le spectacle désolant des enfants sillonnant les rues, le phénomène des enfants-travailleurs exposés à tous les dangers, la souffrance des enfants intelligents mais en situation d’échec en raison de pédagogies élitistes et expéditives, l’exclusion quasi systématique des handicapés de la société, la détresse de jeunes obligés de choisir entre une hypothétique carrière sportive et les études, le taux d’analphabétisme élevé (54.6% d’après certains), le nombre étourdissant de diplômés-chômeurs, le coût de plus en plus élevé des études, le défaut de culture scientifique chez beaucoup, les ravages de la superstition, le succès que connaît le charlatanisme, la crédulité d’une partie de la population, l’ignorance des problèmes de l’heure, la légèreté éthique et le manque de professionnalisme criard d’acteurs détenant pourtant des diplômes élevés, l’inconscience de certains protagonistes de l’industrie culturelle, la faiblesse des élèves et des étudiants, le désintérêt des apprenants pour la lecture, le laisser-aller d’enseignants oubliant les règles les plus élémentaires d’une bonne pédagogie de la réussite, la vulnérabilité des jeunes face aux pièges tendus par le système postcolonial et le capitalisme, la position de nos établissements dans les classements mondiaux des universités, le rôle mineur de nos chercheurs, en raison de moyens dérisoires, dans la compétition scientifique internationale (comme si être de simples consommateurs était pour nous une fatalité) démontrent que notre système éducatif est dans une crise profonde.
Cette crise est aggravée par le fait qu’avec la disparition des penseurs de l’indépendance, représentés chez nous par le Président Léopold Sédar Senghor et le savant Cheikh Anta Diop, les grands débats intellectuels se sont fait rares s’ils n’ont pas purement et simplement disparu. C’est comme si l’Afrique a renoncé aux grandes utopies se contentant de survivre et de reproduire aveuglément des référentiels insuffisamment interrogés. Un vent d’espoir se lève avec les nouvelles dynamiques politiques qui se font sentir, notamment au Sénégal avec une ambition souverainiste répondant aux aspirations de la population. Pour ne pas rater ce virage nous proposons 20 axes de réflexions qui permettront d’agir sur le système, sachant que l’école et l’université (dans leurs formes aussi bien occidentales, arabes, chrétiennes et traditionnelles) sont les creusets qui permettent de doter le citoyen de moyens de s’orienter et de s’imposer dans un monde complexe où, malheureusement, le postcolonialisme est une réalité massive. Une réforme profonde de l’enseignement devra :
- Définir l’école et l’université (qui dispense des compétences fondamentales parmi lesquelles la capacité à traduire ces savoirs, savoir-être et savoir-faire dans le cadre professionnel par exemple),
- Questionner les référentiels proposés par l’Occident, notamment le système LMD, dont les finalités sont floues (ne serait-ce pas une vaste fabrique de prolétaires voire de pronétaires ?),
- Questionner la pertinence des systèmes d’enseignement afin de proposer des méthodes adaptées à nos réalités et au profil de nos apprenants,
- Inculquer la double culture (humaniste et scientifique), et pour cela repenser les curricula,
- Révolutionner les méthodes d’enseignement des sciences,
- Repenser les programmes,
- Intégrer la spiritualité parmi les thèmes abordés,
- Sauver notre patrimoine culturel (avec des humanités numériques version sénégalaise),
- Valoriser voire vendre notre culture,
- Contribuer à l’élaboration de l’Union Africaine,
- Organiser la communauté scientifique africaine (base d’indexation des revues, coopération inter-universitaire au plan régional, mobilité des apprenants, création de grandes écoles interafricaines, mutualisation des ressources humaines et des infrastructures…),
- Mettre en place des maisons d’éditions universitaires et ce faisant un espace de réflexions scientifiques,
- Rendre effectif l’école pour tous afin que la population soit autonome et armée dans un monde compétitif,
- Parachever les dispositifs inclusifs pour les handicapés en développant leurs potentiels, en leur enseignant la dignité et en leur faisant bénéficiant d’une discrimination positive dans l’accès à des postes de travail,
- Articuler sport et études (la pratique sportive, en plus d’être, pour nous, une capabilité[1], peut générer des retombées considérables en termes de santé publique et en termes économiques),
- S’approprier les nouvelles technologies (internet, IA…). Développer des stratégies pour accéder à la souveraineté dans ce domaine,
- Introduire nos langues nationales afin de les valoriser et surtout de combattre l’échec scolaire,
- Mettre en place un cadrage qui permette d’avoir une recherche compétitive et prenant en charge nos besoins. Sans souveraineté scientifique et technologique il est illusoire d’espérer être réellement indépendants,
- Vulgariser l’esprit scientifique,
- Éduquer les masses : développer grâce à des stratégies éducatives maîtrisées chez chaque citoyen les valeurs telles que :
- l’esprit critique, notamment vis-à-vis de la presse et de l’internet,
- la confiance en soi,
- l’intégrité ;
- le patriotisme,
- le professionnalisme,
- l’esprit scientifique,
- l’enracinement dans sa culture et son histoire,
- l’ouverture à l’autre,
- le respect de la femme,
- le respect de l’enfant,
- le respect des adultes,
- le respect de l’environnement,
- le respect des institutions,
- le respect des minorités
- le sens de la communauté.
- l’esprit d’initiative.
[1] La philosophe américaine Martha Nussbaum a repris ce concept de capabilité de l’économiste indien Amartya Sen (Nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2000) tout en le remaniant dans son ouvrage Capabilités : comment créer les conditions d’un monde juste ? (trad. De l’anglais), Flammarion, 2012. Pour elle une capabilité est une des libertés fondamentales qui participe au développement de l’individu et à sa réalisation.
Conclusion
La Nouvelle École Sénégalaise, tout en s’inscrivant dans les cadres organisationnels et politiques (UNESCO) internationaux doit permettre à nos sociétés de concevoir des réponses appropriées aux équations que nous pose notre environnement menaçant. En ciblant des produits résolument modernes (maîtrisant les outils numériques voire en comprenant les enjeux technologiques, anthropologiques et politiques), enracinés dans leurs valeurs culturelles fondamentales, le Sénégal pourra disposer, dans un horizon très proche, de ressources humaines aptes à répondre aux défis du monde contemporain. Les universitaires, décomplexés, conscients des exigences du travail scientifique et accompagnés par l’État sénégalais et les autres acteurs économiques, pourront donner forme à cette contribution au monde. Surtout que la jeunesse sénégalaise a montré, par sa lucidité et son ingéniosité politique ayant abouti à l’alternance dans laquelle nous sommes, que la balle est dans le camp des institutions.
L’intégration des activités sportives dans le système éducatif, la pratique d’activités extra-muros permettraient, par exemple, de contrecarrer les effets des smartphones et autres appareils. Il est, par ailleurs, évident qu’un travail sérieux doit être mené pour une appropriation de l’Intelligence Artificielle. Le rôle de l’enseignant, essentiel (même si l’IA l’allègera considérablement) doit être clairement défini. L’un des défis pédagogique majeur est la lutte contre la paresse cognitive et les pratiques frauduleuses qui vont avec. En ce sens il faudra travailler à casser la logique de l’enseignement centré sur la performance du professeur et à augmenter le TPA (Travail Personnel de l’Apprenant). C’est cette inversion qui développera l’autonomie, la créativité et les compétences métacognitives du sujet apprenant.
C’est ainsi qu’on pourra édifier une société intellectuelle composée d’individus émancipés, imprégnés des problématiques de leur époque et armés pour y vivre. Il s’agit donc de parachever l’œuvre des précurseurs.
Pr. Boubacar CAMARA, UGB