Israël-Hezbollah: l’armée libanaise, acteur marginal du conflit

Sous-équipée, soumise à une forte influence américaine et régie par de délicats équilibres politiques et confessionnels internes, l’armée libanaise est aujourd’hui un acteur marginal dans la guerre en cours entre le Hezbollah et l’armée israélienne.

De Paul Khalifeh correspondant RFI à Beyrouth,

« Une armée qui évacue ses positions au lieu de défendre la frontière face à une invasion ennemie… Je n’en crois pas mes oreilles », gronde Salem. Ce commerçant d’une cinquantaine d’années a fui avec sa famille la ville de Saïda, à 45 kilomètres au sud de Beyrouth, « après le massacre (le 28 septembre) par des avions israéliens de dizaines de civils à Aïn el-Delb », à l’est de cette ville à majorité sunnite. Ce raid meurtrier a semé la panique à Saïda, où un vaste mouvement de départ des habitants a été signalé.

« L’armée s’est transformée en agence de presse tout juste bonne à nous raconter que les Israéliens sont entrés de 400 mètres en territoire libanais avant de se retirer peu après », renchérit son épouse en levant le bras vers le ciel en signe d’impuissance. L’annonce du « retrait » de l’armée de ses postes d’observation à la frontière après les menaces israéliennes d’une opération terrestre a provoqué la colère de beaucoup de Libanais.

La déception exprimée sur les réseaux et dans certains médias a poussé l’armée à faire paraître, le 1er octobre, un communiqué évoquant un « redéploiement » et non pas un « retrait ». « Avec la poursuite des agressions sauvages de l’ennemi israélien contre les différentes régions libanaises, certains articles de presse ont publié des informations imprécises sur un retrait de plusieurs kilomètres de l’armée de ses positions frontalières, alors que l’ennemi se prépare à lancer une opération terrestre à l’intérieur du Liban, indique le texte. Le commandement de l’armée tient à préciser que les unités militaires présentes dans le sud procèdent à un redéploiement (évacuation) de certains postes d’observation avancés (vers d’autres positions) dans le cadre des responsabilités qui lui sont assignées ».

L’armée libanaise déploie entre le fleuve Litani et la frontière entre 4 000 et 5 000 hommes, conformément aux dispositions de la résolution 1701 du Conseil de sécurité, qui a mis un terme à la guerre de juillet-août 2006, entre le Hezbollah et l’armée israélienne.

Redéploiement à six kilomètres de la frontière

Ces explications n’ont pas convaincu tout le monde, y compris le député Jamil Sayyed. Cet ancien numéro 2 des renseignements militaires puis directeur de la Sûreté générale à l’époque de la tutelle syrienne a souligné le « tollé » et les « protestations » qui ont suivi l’annonce du « redéploiement ». Il a révélé que l’armée s’apprêterait à opérer un nouveau « repositionnement » de ses troupes à « une distance de six kilomètres de la frontière ».

« Ceux qui critiquent l’armée parce qu’elle ne fait pas face à l’invasion israélienne sont de mauvaise foi, tempère Joe Baroudi, un électricien d’une quarantaine d’années. Ce serait un suicide garanti, car tout le monde sait qu’elle est sous-équipée et manque d’effectifs ». « Les Américains et les Occidentaux n’ont jamais voulu nous livrer un matériel militaire de pointe sous prétexte qu’ils craignent qu’il ne tombe entre les mains du Hezbollah. Ils se moquent de qui ? L’arsenal du parti est de loin plus important que celui de l’armée. Il n’en a pas besoin. La vérité est que leur souci a toujours été de garantir et de préserver la supériorité militaire israélienne », explique un ex-ministre libanais qui a requis l’anonymat.

L’armée libanaise dépend presque entièrement des États-Unis pour son armement. Cette dépendance s’est accrue depuis le retrait, en 2005, de la Syrie qui fournissait au Liban de l’équipement russe. La crise économique et financière qui frappe le pays depuis 2019 a eu des conséquences désastreuses sur l’armée. Les salaires des officiers sont tombés à l’équivalent de 80 dollars et ceux des soldats à 20 dollars. Beaucoup ont quitté les rangs de l’armée ou ont même déserté, provoquant une hémorragie des effectifs.

Pour empêcher l’effondrement total de l’institution militaire, les États-Unis ont poursuivi les livraisons d’armes et de munitions et ont demandé à leurs alliés d’aider l’armée libanaise comme ils le pouvaient. De nombreux pays arabes et européens ont fourni des dizaines de milliers de rations alimentaires, d’autres des équipements médicaux et des médicaments. Le Qatar, lui, a offert en 2022 la somme de 60 millions de dollars pour payer les salaires des militaires. Le soutien financier apporté par cette pétromonarchie du Golfe s’est poursuivi les années suivantes.

Déséquilibre confessionnel

Ce vaste programme d’aide est cependant à double tranchant. Il a certes empêché l’effondrement de l’armée, mais a considérablement accru l’influence des États-Unis au sein de l’institution militaire. Celle-ci reste malgré tout soumise à de délicats équilibres politiques et confessionnels qui, s’ils sont rompus, risquent de provoquer son éclatement. L’armée est ainsi toujours dirigée par un commandant en chef maronite, qui dispose de vastes pouvoirs. Il est cependant secondé par le chef d’état-major, de confession druze, et par le Conseil militaire, composé à égalité d’officiers chrétiens et musulmans.

La corruption en moins, l’armée est, en quelque sorte, le miroir du système politique libanais basé sur une répartition des postes politiques, administratifs, judiciaires et militaires sur des bases communautaires. Une telle structure est forcément fragile en raison du droit de véto dont disposent les chefs politiques des grandes communautés, notamment les maronites, les chiites et les sunnites. Le commandement de l’armée est contraint de respecter les équilibres confessionnels et les rapports de force politiques dans le pays afin de préserver la cohésion de l’institution et empêcher son éclatement, comme cela s’est produit au début de la guerre civile (1975-1990). Le programme d’aide soutenu par les Américains a aussi freiné l’hémorragie. Après des campagnes d’enrôlement ces deux dernières années, les effectifs sont remontés à 45 000-50 000 hommes, après être tombés à moins de 30 000.

Cependant, un nouveau problème est apparu. Le commandant en chef, le général Joseph Aoun, a déploré, lors d’une rencontre avec des journalistes il y a quelques mois, le fait que les chrétiens ne sont plus enthousiastes à s’enrôler dans l’armée, ce qui accentue le déséquilibre confessionnel dans ses rangs. L’équilibre est relativement préservé au niveau des officiers, mais une large majorité de sous-officiers et de soldats sont désormais musulmans.

Bien que respectée par une majorité de Libanais et ménagée par les principales forces politiques, y compris le Hezbollah, une armée soumise à toutes ces contraintes n’est pas capable de faire face à une invasion du territoire par l’armée israélienne. Son rôle reste cependant crucial pour préserver l’unité du pays et la paix civile, surtout dans les circonstances actuelles. Et elle tente de remplir cette mission. Après la multiplication des frictions entre des habitants de certaines régions et des déplacés chiites, elle s’est déployée, le 29 septembre, sur l’ancienne ligne de démarcation qui coupait Beyrouth en deux durant la guerre civile et devant certains points névralgiques du pays. « L’ennemi israélien tente de mettre en œuvre un plan de destruction et de semer la division parmi les Libanais », a prévenu un communiqué militaire.

« Si le Liban survit à cette guerre et que l’armée parvient à préserver la paix civile, elle aura un rôle plus important à jouer à l’avenir. Son chef n’est-il pas un candidat non déclaré à la présidence de la République ? », conclut l’ancien ministre.

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