« Plus de 186 000 morts » à Gaza : quelle fiabilité pour l’estimation publiée sur le site The Lancet ?

« Il n’est pas invraisemblable d’estimer que jusqu’à 186 000 morts, voire plus, pourraient être imputables au conflit actuel à Gaza ». Selon une « lettre » publiée sur le site du Lancet, le bilan humain dans le territoire palestinien en guerre depuis 10 mois avec Israël, serait beaucoup plus élevé que les plus de 38 300 annoncés par le ministère de la Santé du Hamas.

Comment ses auteurs sont-ils parvenus à cette estimation ?

Leur chiffre est-il crédible ?

Décryptage.

Par : Marc DAOU AVEC FRANCE24

Selon une publication intitulée « Compter les morts à Gaza : difficile mais essentiel », mise en ligne vendredi 5 juillet sur le site Internet de la célèbre revue médicale britannique The Lancet, « il n’est pas invraisemblable d’estimer que jusqu’à 186 000 morts, voire plus, pourraient être imputables au conflit actuel à Gaza ».

En se basant sur « une estimation de la population de la bande de Gaza en 2022, qui s’élevait à 2 375 259 habitants, cela représenterait 7 à 9 % de la population totale de la bande de Gaza », poursuivent les auteurs de « La lettre », publiée dans la rubrique « Correspondances » du site.

Des chiffres largement supérieurs au bilan communiqué, mercredi 10 juillet, par le ministère de la Santé de Gaza, faisant état de 38 300 morts dans le territoire palestinien depuis le début de l’offensive de l’État hébreu contre le Hamas, en réponse à l’attaque du 7 octobre perpétrée par le mouvement islamiste sur le sol israélien.

Morts directes et morts indirectes

Signée par Rasha Khatib, chercheuse au sein de l’Institut américain Advocate Aurora Health et de l’Institut de santé publique de l’Université de Beir Zeit, en Cisjordanie occupée, Martin McKee, professeur de santé publique européenne à la London School of Hygiene & Tropical Medicine et membre du Comité consultatif international de l’Institut national israélien de recherche sur les politiques de santé, et par Salim Yusuf, professeur distingué en médecine à l’Université McMaster et à l’Hamilton Health Sciences, au Canada, cette publication, qui comprend un bilan estimé de morts directes et indirectes du conflit, n’a pas manqué de faire couler beaucoup d’encre.

Et ce, alors même qu’il ne s’agit ni d’un rapport, ni d’une étude scientifique. Sur le site du Lancet, il est précisé que les correspondances ou « lettres » sont des « réflexions » de lecteurs portant « sur le contenu publié dans [ses] revues, ou sur d’autres sujets d’intérêt général » qui ne passent pas « habituellement » par le processus dit d’évaluation par les pairs (peer review, en anglais). Une étape largement admise comme la méthode de validation de référence, par des experts dans leur domaine, des résultats scientifiques des chercheurs.

Concrètement, pour parvenir à l’estimation de 186 000 morts, les auteurs sont partis du principe que « les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé, au-delà des dommages directs causés par la violence ». Ils ont donc appliqué une « estimation prudente » de quatre morts indirectes pour un décès direct, en basant leur calcul sur le nombre de 37 396 morts enregistré, le 19 juin, par le ministère de la Santé du Hamas – le mouvement palestinien est au pouvoir à Gaza depuis son coup de force en juin 2007. Un nombre qu’ils estiment « probablement sous-estimé » en raison des difficultés rencontrées sur le terrain pour effectuer des bilans quotidiens.

Pour arrêter leur estimation à « quatre morts indirectes pour un décès direct » les auteurs se sont appuyés sur un rapport publié en 2008 par le Secrétariat de la Déclaration de Genève sur les conflits armés. Le document évoque des « études montr[a]nt qu’il y a entre trois et quinze fois plus de personnes qui meurent indirectement pour chaque personne qui meurt de manière violente ». Mais les signataires de la « lettre » n’ont pas précisé la raison pour laquelle ils ont retenu le chiffre quatre pour leur « estimation prudente ». S’inscrivant en droite ligne des polémiques relatives aux bilans humains en provenance de Gaza, la publication n’a pas manqué de provoquer un flot de réactions en ligne.

D’un côté, elle est vertement critiquée par ceux qui voient une publication biaisée, une méthode de calcul contestable et des estimations hypothétiques. Pour le journal israélien The Jerusalem Post, The Lancet a accordé à cette publication une forme de « fiabilité » qui a poussé des internautes « anti-Israël » à « massivement propager la nouvelle calomnie sur les réseaux sociaux ».

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De l’autre, la correspondance, qui a été reprise par plusieurs médias internationaux, est saluée et relayée pour exprimer des messages de soutien à la population gazaouie et des appels à la fin des opérations militaires israéliennes à Gaza.

Ainsi, la rapporteure spéciale des Nations unies dans les territoires palestiniens, Francesca Albanese, l’a diffusée sur son compte X pour illustrer les conséquences de ce qu’elle désigne comme « 9 mois de génocide » à Gaza.

Une estimation « cohérente », selon Médecins du monde

L’estimation avancée par cette « lettre » est-elle crédible ? Oui, selon certaines ONG actives dans le territoire palestinien.

« Ce bilan de 186 000 morts évoqué dans The Lancet est cohérent avec la situation sanitaire, militaire, géopolitique du fait du blocus maritime, aérien et terrestre infligé à la bande de Gaza, estime Jean-François Corty, médecin humanitaire et président de l’ONG Médecins du monde. Cette estimation témoigne vraiment du drame absolu vécu sur place par la population ».

« Déjà depuis novembre / décembre, je dis que les chiffres qui sont mis en avant sont sous-calibrés par rapport à la réalité, dans un contexte où il y a beaucoup de propagande autour des bilans humains, comme dans beaucoup de conflits et pas exclusivement à Gaza. Depuis le début de la controverse sur les chiffres du ministère de la Santé du Hamas, qui seraient probablement faux, je dis qu’ils sont probablement faux oui, mais parce qu’ils sont minorés ».

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Jean-François Corty affirme que les bilans du ministère de la Santé du Hamas prennent en considération les morts identifiés, « sans prendre en compte tous les morts restés sous les décombres des bombardements, ou les victimes indirectes décédées faute de soins ou d’accès aux soins, de prise en charge ou faute d’être transportées vers un centre de santé ».

Le président de l’ONG, qui dispose d’une équipe composée d’une cinquantaine de personnes aujourd’hui à Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, rappelle qu’il y avait 35 hôpitaux fonctionnels à Gaza avant le 7 octobre, « avec un bon niveau médical, des dizaines, voire centaines de centres de santé de proximité ».

« Mais aujourd’hui, la plupart de ces hôpitaux ne sont plus fonctionnels, il n’en reste plus qu’entre 5 et 10, et ils sont saturés de malades, ajoute-t-il. Ils n’accueillent pas que des malades, ils abritent des familles de déplacés aussi, et ils sont en rupture de tout, de fioul pour leur groupe électrogène, de médicaments et de matériels médicaux et chirurgicaux ».

« Si vous ajoutez ceux qui risquent de mourir de malnutrition ou des suites de leurs blessures infligées par les bombardements israéliens dans les semaines et les mois qui viennent, à cause des risques de surinfection et parce que leur pathologie va être prise en charge tardivement, alors oui, conclut-il, ce chiffre de 186 000 morts évoqué dans The Lancet est crédible ».

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