Projection du film «Camp de Thiaroye» : Sembène ressuscité à Cannes

Le plus grand monument jamais érigé à la mémoire des tirailleurs sénégalais massacrés à Thiaroye en 1944 reste un film : l’œuvre de Ousmane Sembène datant de 1988, longtemps occultée en France comme en Afrique. Ironie de l’histoire, la projection en version restaurée du «Camp de Thiaroye» masque à sa façon la faible présence du cinéma africain dans différentes sélections…

Par Jean-Pierre PUSTIENNE (correspondance particulière)  – «Sembène m’expliquait lors des répétitions que le personnage mutique de Pays que j’incarne à l’écran dans Camp de Thiaroye représentait la voix tue de l’Afrique colonisée, bâillonnée par l’impérialisme. Durant le tournage, je me recueillais personnellement chaque jour sur une terre qui a enseveli les victimes d’un massacre perpétré par l’Armée coloniale française…» A peine le rideau tombé sur l’écran, cette voix qui s’élève, haut et fort, est celle de l’acteur et cinéaste ivoirien Sidiki Bakaba, 73 ans. Il est, avec nous, dans la salle Bunuel au 5e étage du Palais des festivals, en compagnie notamment de Alain Sembène, fils de Ousmane.

Trente-six ans après sa sortie, auréolé d’un Prix spécial de la Mostra de Venise 1988, le Camp de Thiaroye de Ousmane Sembène, désormais numérisé en 4K, gage d’une certaine qualité digitale, a enfin été projeté à l’occasion du 77e Festival international de Cannes, dans la sélection Cannes Classics. Entretemps, des années durant, une gêne, honteuse, l’aura occulté, voire blacklisté, sinon censuré. Disponible en Dvd, au début des années 2000 seulement, l’œuvre de Sembène, secondé ici de Thierno Faty Sow, a cependant cumulé des centaines de milliers de visionnages via Internet. Elle le vaut au titre des vérités non tues que l’on voudrait cacher. En tant que telle, on ne niera pas que cette projection cannoise, si elle paraissait à certains un alibi, valait néanmoins un hommage universel, quoique tardif, à une personnalité majeure de l’Afrique contemporaine, militant de la décolonisation, pionnier des lettres et du cinéma africain : Ousmane Sembène, né en 1923 à Ziguinchor, décédé en 2007 à Yoff. Ô, Sembène…

Universel, cet hommage, en effet : derrière les fondations (américaines) à l’œuvre pour sa restauration et sa transposition digitale, figurent ainsi deux géants indépassés du cinéma mondial, Martin Scorsese et Georges Lucas, associé ce dernier à son épouse noire-américaine Mellody Hobson. Cela dit, Sembène n’a pas attendu 2024 pour être consacré. Il demeure, pour la petite histoire, le premier juré noir africain du Festival de Cannes. C’était en 1967. En 2004, il a reçu ici le prix Un Certain Regard pour Moolaadé et, en 2005, prodigué aux festivaliers son ultime leçon de cinéma. En 2006, enfin, peu avant sa mort, Sembène a accepté les insignes d’Officier de la Légion d’honneur française.

Sembène le tirailleur

Avant d’être migrant clandestin, docker et syndicaliste, Sembène, on le sait, a servi dans les Tirailleurs sénégalais, classe 1943, engagé en 44, l’année-même du massacre de Thiaroye. Cela confère à son œuvre la valeur d’un témoignage aussi irremplaçable qu’implacable. S’il faut le rappeler aux plus jeunes : le 28 décembre 1944, cinq cents ex-prisonniers de guerre africains, désarmés et rapatriés à Thiaroye en attente de leur retour à la vie civile, refusent d’embarquer dans le train pour Bamako tant qu’ils n’ont pas perçu les arriérés de soldes, pécules et pensions qui leur sont promis et dus. Marcel Dagnan, Général français de la Division Sénégal-Mauritanie, plus haute autorité de la colonie présente à Dakar au même moment, se déplace en personne à Thiaroye… Deux jours après, le 1er décembre au matin, des automitrailleuses ouvrent, sans sommation, le feu sur un camp sans défense. Le bilan ? Selon les sources, de 70 à 200 morts, voire plus, parmi les anciens combattants africains, ensevelis pêle-mêle dans une ou plusieurs fosses communes, trois à en croire les propos de l’ex-ministre de la Défense français Le Drian. Jusqu’ici, jamais les corps n’ont été exhumés pour permettre une simple mais indispensable expertise du crime…

Couvert par les autorités françaises jusqu’à Paris, Dagnan avance, dans un délire mensonger, la nécessité de «réprimer une mutinerie». Par-delà le conflit mémoriel et un fleuve de polémiques autour d’une «part d’ombre de notre histoire», reconnue comme telle par l’ex-Président français F. Hollande en 2012, la fiction de Sembène n’a rien perdu de son acuité dans un passé qui ne passe pas. Non sans résonnance avec l’actualité. Voir et revoir un tel film aiguise le regard. Ainsi cet arrêt sur images d’une des scènes-clés. «Retenu» dans le camp où il marchande les indemnités dues, le Général Marcel Dagnan est confronté à Pays, le personnage muet inventé par Sembène et interprété par Sidiki Bakaba, comme on l’a vu. Un face-à-face, yeux dans les yeux, pour l’Histoire. En 1940, lors de «L’Etrange défaite» de la France, le saint-cyrien Dagnan a été l’un des gardiens inutiles de l’illusoire Ligne Maginot, promu Général de brigade en dépit de la plus humiliante débâcle subie par la France devant une submersion allemande. Capturé, il a été libéré dès septembre 1941… Pays, lui, a souffert sans rémission quatre années en captivité. Il est potentiellement un des rescapés des massacres répétés de tirailleurs sénégalais, boucherie documentée, perpétrés par des soldats allemands nazifiés lors de la période 1940-41. Ce gentil dof garde d’évidentes séquelles. Il ne se départ jamais, dans son délire post-traumatique, d’un casque siglé SS. Or, ce jour-là… il s’empare et se coiffe du képi de Dagnan dans un geste lourd de sens et de portée symbolique, au sens de la psychanalyse la plus rudimentaire.

Nul doute que la séquence ait été inspirée par une justification aussi insidieuse que racialiste, courante chez les gradés blancs de la Coloniale. Selon eux, les captifs libérés auraient été manipulés, pour ne pas dire dressés par les Nazis contre la puissance coloniale diminuée qu’ils servaient, souvent malgré eux. Sinon de purs ennemis, ils seraient à minima vus par ces gradés blancs comme les témoins gênants de la déconfiture d’un empire atteint jusque dans son honneur viril. Des témoins à éliminer, tout comme on tond en Métropole les femmes suspectées de «collaboration horizontale» ?

Historiquement, le massacre de Thiaroye prélude à une série de tueries de masses équivalentes de l’Indochine au Maroc, en passant par Madagascar, dans une «mise au pas» de futures ex-colonies. A ce titre, en 1946, Marcel Dagnan a été élevé au rang de Commandeur de la Légion d’honneur et promu «Commissaire du gouvernement» français de l’époque. Tout un programme… Heureusement, les Tirailleurs et Cannes ont une autre histoire en commun. La même année 1946, moins de deux ans après le bain de sang de Thiaroye, un régiment de tirailleurs sénégalais a en effet défilé en ouverture de la première édition dudit festival. Ils sont revenus, ces Tirailleurs, en 2022, avec le film éponyme produit et interprété par le Franco-Sénégalais Omar Sy, membre à son tour, un demi-siècle plus tard, du jury de la Palme d’or 2024. Leur succès en salles a enfin permis à une soixantaine d’anciens combattants sénégalais de ne plus avoir à s’exiler dans l’Hexagone pour bénéficier d’une pension méritée. Il était temps, en effet.

SOURCE LEQUOTIDIEN

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