Enquête – Taxation du tabac : L’autre lutte en cours
Il n’y a pas de fumée sans feu. La consommation de tabac est associée à de nombreux problèmes de santé, notamment les maladies cardiovasculaires, le cancer et les maladies respiratoires.
La lutte contre le tabagisme est donc une priorité de santé publique au Sénégal, avec des initiatives visant à réduire la prévalence du tabagisme et à sensibiliser la population aux dangers liés à son utilisation : il y a la taxation du tabac, la révision de la loi de 2014.
Mais l’avènement de produits émergents dans le mode de consommation est venu compliquer les choses.C’est un chiffre alarmant qui continue de confirmer les ravages du tabagisme : le Sénégal compte 600 mille fumeurs dont 300 mille vont mourir dans 25 ans.
Pr Abdoul Aziz Kassé, membre fondateur de la Ligue sénégalaise contre le tabagisme au Sénégal, qui intervenait à Saly lors d’un atelier de formation à l’endroit de l’Association des journalistes en santé, population et développement (Ajspd), organisé par le Forum civil en collaboration avec l’Ong Campaign for tobacco free kids (Ctfk) sur le projet de plaidoyer pour la taxation du tabac au Sénégal, a exposé la situation : «Le tabac est une épidémie qui tue des individus, qui donne des maladies.
C’est aussi une épidémie qui laisse des handicaps, et pour toutes ces raisons, nous avons tenu à lutter contre cette épidémie. Mais c’est également une épidémie qui a des externalités négatives sur le fumeur, sur son ménage, sur son entourage et sur la société.» Engagé dans la lutte contre le tabac, Dr Kassé enchaîne : «Le tabac est la seule substance qui, utilisée comme le dit le vendeur, va tuer la moitié de ses fumeurs.
Dans 25 ans, vous aurez 300 mille fumeurs qui vont mourir de leur tabagisme. Donc, nous ne pouvons pas nous taire. Les fumeurs tuent des non-fumeurs. Aujourd’hui, dans le monde, il y a 1, 400 milliard de fumeurs, la moitié va mourir. Et parmi ces fumeurs, il y en a 8 millions qui meurent chaque année.
Les fumeurs tuent 1, 200 million de non-fumeurs. A titre de comparaison, le paludisme tue 400 mille, donc les fumeurs tuent 3 fois plus que le paludisme. Aujourd’hui, nous savons que toutes les parties du corps peuvent être atteintes par le tabagisme, qui donne 23 maladies différentes chez les individus.»Taxation du prix du tabac, le Sénégal doit passer de 23 à 70%
Le diagnostic est terrible. Il est effroyable, mais les consommateurs de tabac ne cessent de croître, notamment chez la population jeune.
Que faire pour inverser la courbe ?
Compte tenu des effets nocifs du tabac sur la santé, il est important d’augmenter la taxe pour dissuader les usagers, financer la lutte antitabac et contribuer à la prise en charge de certaines maladies non transmissibles dont il est à l’origine.
Toutefois, avant de penser à explorer le chantier de la taxation sur le prix du tabac, on devrait d’abord penser à atteindre les 70% de taxe sur le prix du tabac fixé par la Cedeao. Alors que le Sénégal est actuellement à 23% de taxation du prix du tabac, un taux qui est jugé faible.
Le Coordinateur régional de l’Ong Campaign for tobacco free kids (Ctfk), Bamba Sagna, a aussi précisé que dans cette lutte contre le tabac, l’Organisation mondiale de la santé vise à réduire le coût de la santé et l’impact économique du tabac à travers le monde, mais également de mettre en place des stratégies pour réduire la consommation du tabac, comme l’augmentation de la taxe sur le prix d’achat.
«C’est dans ce contexte que s’inscrit la Convention-cadre pour la lutte anti-tabac (Cclat), qui est entrée en vigueur le 27 février 2005. Sur le même sillage, Tax justice network Africa (Tjna), une organisation panafricaine, s’est engagée dans la lutte antitabac avec un projet dénommé «Plaidoyer pour la taxation du tabac (Ttaa)». Piloté par le Forum civil, il s’inscrit dans la continuité de la Société civile et de ses associations qui sont déjà dans la lutte.»
«Sa mise en œuvre devrait permettre d’atteindre une augmentation effective et efficiente de la taxe sur le tabac. Il s’agit de parvenir à une augmentation de la taxe sur les produits du tabac, à réduire leur consommation, à augmenter les ressources fiscales de l’Etat et à minorer le coût sur la santé publique.
Le projet a commencé depuis deux ans avec des pays comme le Kenya et le Ghana. L’Afrique du Sud et le Sénégal ont rejoint la troisième année», assure Bamba Sagna.Toutefois, il a précisé que cette taxation sur le prix du tabac connaît des limites au Sénégal.
Pourquoi ?
«Les limites de la politique fiscale du tabac au Sénégal résultent, en plus de la faible base, des lacunes de la taxe de type ad valorem sur la taxe déclarée en devise locale comparée à la taxe spécifique, c’est-à-dire sur la quantité en kilogramme au nombre de paquets.
Il est recommandé d’ailleurs d’appliquer la directive Cedeao en lieu et place de celle de l’Uemoa, d’introduire une taxe spécifique d’au moins 0,02 dollar Us, soit 11 F Cfa par cigarette, et 20,00 dollars, soit 10 000 F Cfa par kilogramme d’autres produits dérivés du tabac, et d’augmenter le taux d’imposition spécifique au moins une fois par an, pour suivre la hausse de l’inflation et des revenus.»
Aujourd’hui, les stratégies sont bien définies. Il reste leur application.
«J’invite également à prélever la taxe ad valorem sur le prix de vente au détail des produits du tabac, plutôt que sur la valeur d’importation/prix en sortie d’usine, mais aussi d’envisager un investissement des recettes fiscales supplémentaires générées dans la lutte contre le tabagisme, ainsi que dans d’autres initiatives de santé publique telles que la Couverture maladie universelle (Cmu), la lutte antitabac et les maladies non transmissibles», renseigne le Coordinateur régional de l’Ong Campaign for tobacco free kids (Ctfk).
Pourtant, jusque-là beaucoup de gouvernants croient que le tabac leur apporte de l’argent, une idée qui semble fausse.
D’ailleurs, lors de cet atelier, une étude a montré que le Sénégal gagnait 22 milliards de francs Cfa en taxe chaque année, mais qu’il dépensait 54 milliards pour soigner les méfaits du tabac.
«Donc, qu’est-ce que le Sénégal a gagné dans cette affaire ?
Les fumeurs paient pour plus de 50 milliards. Qui sort l’argent ? Le contribuable sénégalais.
Les fumeurs donnent 22 milliards à l’Etat sénégalais. Qui paye à l’industrie du tabac ?
C’est le contribuable sénégalais. L’industrie du tabac reprenait jusqu’à 32 milliards pour les ramener hors du Sénégal. Qui paye ?
C’est le contribuable sénégalais, et malheureusement, on nous laisse les maladies pour l’équivalent de 54 milliards.
Donc, vraiment le tabagisme n’apporte rien à notre société. Aujourd’hui, des campagnes publicitaires et des campagnes de lobbying ont permis de faire signer un décret validant certains produits dits innovants, nous espérons que les nouvelles autorités du pays ne se laisseront pas faire sur ce point», invite Pr Abdoul Aziz Kassé.
Aujourd’hui, beaucoup de Sénégalais sont porteurs de maladies non transmissibles dont le cancer, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’hypertension artérielle, l’insuffisance rénale, et bien d’autres affections qui coûtent très cher.
Comment soigner ces personnes ?
Le tabacologue soutient qu’il y a pourtant une solution très simple. «Si sur chaque brin de cigarette, on prenait une certaine somme correspondant aux recommandations de l’Oms, si on faisait la même chose sur l’alcool, sur les produits sucrés, salés, gras, on allait collecter suffisamment d’argent pour permettre à chaque Sénégalais de pouvoir se soigner sans dépenser 1 franc.
La taxe parafiscale dont nous parlons aujourd’hui peut être une bouée de sauvetage pour le ministère de la Santé, afin d’acquérir des revenus supplémentaires qui permettront d’assurer à tous les Sénégalais une assurance santé universelle», ajoute le médecin.
Dans cette lutte contre le tabac, le Coordinateur général du Forum civil a une vision très politique de la question : l’une des priorités du gouvernement Sonko, c’est la jeunesse, sa protection, et tous les experts qui ont travaillé sur la question du tabagisme ont montré qu’«elle est en train d’être «tuée» par le tabagisme».
Birahim Seck explique : «Ces associations ont fait une lutte contre le tabagisme jusqu’à obtenir une loi qui a apporté pas mal d’innovations, mais elles se sont rendu compte qu’il restait beaucoup de choses à faire.
C’est la raison pour laquelle le Forum civil, compte tenu des politiques définies au niveau mondial mais également communautaire, a voulu participer au combat par le biais de la taxation du tabac.
Nous nous sommes rendu compte qu’il faut que l’Etat taxe davantage le prix du tabac pour qu’il ne soit plus accessible non seulement aux jeunes, aux enfants, mais également qu’ils puissent avoir des revenus pour pouvoir faire face au tabagisme. Il y a pas mal de dépenses qui sont effectuées pour soigner des personnes victimes de cancer souvent causé par le tabagisme.»
Face à cette situation, Elimane Pouye, inspecteur des Impôts et domaines, souligne la nécessité d’avoir une vision globale. «Du côté du ministère des Finances, on cherche à maximiser les ressources, pour le ministère de la Santé, il y a d’autres préoccupations, et les acteurs de la Société civile portent un autre plaidoyer. Je crois également qu’il faudra entreprendre une démarche holistique pour avoir une meilleure réforme qui tire dans un meilleur sens.
La fiscalité se fait la récrimination des autres acteurs, mais à mon avis, il devait s’agir de la démarche d’une co-construction de la norme fiscale, voir comment la fiscalité peut être un élément pour atteindre l’objectif, mais il ne peut pas être pris à côté dans une interaction avec les autres acteurs», prévient Elimane Pouye. L’autre bataille à gagner pour étouffer la fumée.
SOURCE LEQUOTIDIEN