Iran: «Aujourd’hui, l’institution religieuse est extrêmement divisée»
C’est le 16 septembre que les manifestations ont commencé en Iran, après la mort de la jeune Mahsa Amini, arrêtée trois jours plus tôt à Téhéran pour un port de voile non conforme. Depuis près de deux mois, la protestation n’a pas faibli, malgré la violente répression menée par le régime : tirs sur des manifestants, nombreuses arrestations… Selon l’organisation Iran Human Rights, au moins 304 personnes ont été tuées depuis le début du mouvement. Malgré tout, la mobilisation se poursuit, avec des manifestations ou des marques de défiance à l’égard des autorités. Entretien avec Stéphane Dudoignon, directeur de recherche au CNRS.
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Stéphane Dudoignon est spécialiste de l’histoire contemporaine des sociétés de frontière en Asie centrale et au Moyen-Orient. Il est l’auteur d’un livre intitulé « Gardiens de la révolution en République islamique d’Iran », publié aux éditions CNRS.
RFI : La région où le bilan de la répression est le plus lourd est celle du Sistan-Balouchistan, dans le sud-est de l’Iran. Après le « vendredi noir » du 30 septembre, au cours duquel plus de 90 personnes ont été tuées, les forces de sécurité ont ouvert le feu sur d’autres manifestations vendredi 4 novembre. Selon Iran Human Rights, au moins seize personnes sont mortes à Khash, petite ville de la province. Pourquoi la répression est-elle particulièrement forte dans cette région ?
Stéphane Dudoignon : La région du Sistan-Balouchistan occupe une place particulière dans l’imaginaire politique iranien. C’est une ancienne marche impériale restée sous-développée. Depuis une vingtaine d’années, c’est une région traversée par des mouvements de protestation contre le sous-développement dont elle fait l’objet, contre la confiscation par les Gardiens de la révolution et leurs clients régionaux des produits de la contrebande qui, longtemps, a été une très rare soupape de sécurité dans une région sous-développée en proie à des problèmes socio-économiques absolument catastrophiques.
C’est une région où assez souvent, en particulier depuis le tournant des années 2010, le pouvoir est tenté de jouer la carte d’une pression policière extrême. Le Sistan-Balouchistan et les Balouches, comme le Kurdistan, occupent une place particulièrement importante dans les statistiques pénales, les exécutions, de la République islamique. Donc c’est une région qui fait l’objet d’une pression particulière et où le pouvoir semble avoir été tenté, depuis le début des manifestations à la mi-septembre, de jouer la carte d’abcès de fixation avec une répression qui a atteint très vite une dimension beaucoup plus importante que ce qu’on observait ailleurs dans le pays, avec le « vendredi noir » à Zahedan le 30 septembre.
Partout dans le pays, les manifestations se poursuivent, un mois et demi après le début de ce mouvement de protestation. Mais on voit aussi d’autres gestes de défiance envers les autorités. Des femmes qui se promènent dans la rue sans voile, ou des Iraniens qui font tomber le turban des mollahs en pleine rue. Ce sont tous les symboles du pouvoir religieux qui sont visés ?
On sent poindre partout une hostilité croissante vis-à-vis d’une partie de l’establishment religieux ; même si cette violence n’est pas systématique ; et même si on a vu, dans des régions très différentes de l’Iran, des imams, de très grands notables religieux, s’élever contre le traitement purement répressif par la République islamique et par le guide suprême Ali Khamenei.
On a vu, en particulier lors de cérémonies funèbres pour l’enterrement ou le quarantième jour anniversaire après la mort de manifestantes et de manifestants, des rituels funéraires chiites associant le souvenir du martyr de l’imam Hussein à des cris de mort au dictateur. Aujourd’hui, l’institution religieuse est extrêmement divisée. Et une part considérable d’entre elle, soit se trouve associée au mouvement de protestation par ces cérémonies funéraires, soit se montre de plus en plus consciente de la menace que la politique du tout-répressif du pouvoir fait peser sur l’ensemble de l’institution religieuse en Iran aujourd’hui.
Est-ce que ces critiques se font entendre aussi parmi les forces de l’ordre ?
On ne les entend pas au niveau des états-majors, mais les réseaux sociaux commencent à refléter une certaine mauvaise humeur de la troupe, voire d’officiers de rangs intermédiaires qui commencent à se répandre, évidemment de manière totalement anonyme, avec des messages de protestation. Par endroits, cela se traduit par un zèle extrêmement relatif et une très grande réticence à tirer sur la foule. Il y a donc un clivage hiérarchique et générationnel entre la base et le sommet de la pyramide. À l’étage de l’état-major, on aura une unité – en tout cas de façade – beaucoup plus importante. Cela étant, les appels à l’unité de la troupe qu’on entend de plus en plus de la part de l’état-major sont aussi un indice que la mobilisation ne va pas de soi et que dans les garnisons, il y a une certaine réticence dans le fait de se retrouver associé à une politique uniquement répressive.