Dépression, choc émotionnel de proches de jeunes décédés ou disparus en mer…: Les blessures invisibles de l’émigration clandestine
Au Sénégal, le phénomène de l’émigration irrégulière a repris la mer. Depuis quelques semaines, des vagues de départs de plusieurs centaines de migrants à bord d’embarcations de fortune sont notées avec leur lot de morts. Une situation dramatique qui ne manque pas de conséquences psychologiques notamment chez les rescapés et les proches des candidats décédés dans cette longue et périlleuse aventure.
Par Salla GUEYE et Ndèye Fatou Diéry DIAGNE
DÉLIRES ET FOLIE
Des migrants racontent l’horreur
Au-delà des nombreuses pertes en vies humaines, le phénomène de l’émigration irrégulière est à l’origine de multiples cas de folie chez bon nombre de rescapés qui, après avoir vu des « réalités surnaturelles », continuent d’halluciner. Sur les réseaux sociaux par exemple, particulièrement sur la plateforme Tik-tok, les récits des miraculés font froid dans le dos. Beaucoup d’anciens candidats du « Barça wala Barsakh » (arriver à Barcelone ou périr) souffrent de troubles mentaux. Sanou Sène, qui a tenté l’aventure en septembre 2022, confirme.
Le gris-gris « indésirable » et le « sorcier de la pirogue »
« J’ai vécu des choses extraordinaires », confie ce jeune pêcheur originaire de Mbour. « Au cœur de l’océan, tu sens facilement qu’il n’y a pas que des humains, tu entends des voix bizarres et vois des choses étranges. C’est pourquoi, beaucoup de voyageurs perdent complètement la tête », affirme-t-il. Ce miraculé dit néanmoins avoir eu la chance de s’en sortir indemne parce que s’étant « blindé mystiquement » avant d’embarquer. Selon lui, « certains jeunes prennent le voyage à la légère et généralement, ce sont eux qui arrivent en Europe ou qui reviennent au Sénégal complètement dingues ».
Sanou admet qu’une scène le marquera à vie. Il s’agit de l’histoire d’un migrant qui a fini par montrer sa vraie nature en haute mer. « Aux premières heures de notre départ, à Rufisque, c’est lui qui assurait l’animation. Il nous racontait des blagues avec humour, mais c’est au bout de quelques jours de navigation qu’il a avoué n’être pas ‘’clean’’, qu’il n’était pas une personne normale, estimant qu’il y avait à bord de la pirogue des gris-gris qui l’empêcheraient de vivre. Il a juré de faire chavirer la pirogue dans les minutes qui suivraient si tous ceux qui portaient des gris-gris ne les enlevaient pas. On l’appelait le sorcier de la pirogue », explique-t-il, stupéfait.
Après quelques minutes de dispute, Sanou et ses camarades ont réussi à « se débarrasser » de l’homme en question. « On a décidé, à l’unanimité, de le jeter de force dans l’eau pour sauver notre peau », raconte-t-il. Mais, à leur grande surprise, une heure après avoir cru s’être débarrassé du passager bizarre, se rappelle-t-il, leur pirogue a commencé à tanguer. « Le moteur était à court de carburant. Heureusement, à ce moment-là, on était déjà entré en territoire espagnol. Un bateau de la marine espagnole est vite arrivé à notre secours », fait savoir le Mbourois de 25 ans.
« La nuit, des individus étranges nous rejoignent à bord…»
Issa est aussi un jeune sénégalais qui a tenté ce voyage périlleux à trois reprises. Mais, ce natif de Thiamène, dans le département de Louga, a pris l’engagement ferme de ne plus essayer. Il dit avoir vécu des moments inoubliables dans cette aventure risquée. « La mer, c’est un autre monde. Il y a du tout, surtout à la tombée de la nuit où des individus étranges nous rejoignent à bord. C’est pourquoi, on a toujours l’impression que nous sommes beaucoup plus nombreux », jure ce couturier de profession.
Issa révèle que lors de son dernier voyage en mer, en juillet 2023, pas moins de six corps sans vie, dont celui de son meilleur ami, ont été jetés à l’eau. « Ibra, un ami d’enfance, a perdu connaissance dès la première nuit. Pourtant il était un jeune courageux et très fougueux. D’ailleurs, c’est lui qui m’a convaincu de prendre cette voie. Mais avant son décès, il m’a confié avoir vu un oiseau qui lui aurait fait savoir qu’il allait mourir dans les heures qui suivent. C’est le lendemain, vers 11h, qu’il a rendu l’âme après être tombé en transe », raconte-t-il, l’air dépité.
« Depuis, je ne cesse de penser à cette terrible scène que je n’ai jamais pensé vivre un jour », ajoute Issa, les larmes aux joues. Le pire dans toute son histoire, selon lui, c’est qu’il n’a fait qu’une semaine en terre espagnole. « Je faisais, malheureusement, partie d’un lot de migrants qui ont été rapatriés après avoir passé moins de 10 jours sur les îles Canaries », regrette-t-il.
Aujourd’hui, il a regagné son Ndiambour natal pour tenter de gagner sa vie dans l’agriculture. Traumatisé, il n’a jamais consulté un psychiatre. « Je n’ai jamais bénéficié d’un suivi psychologique », martèle ce jeune père de famille, qui dit avoir perdu le sommeil, depuis cette date : « Je dors à peine, il m’arrive de sortir la nuit, seul, dans la cour de notre maison parce qu’étant traumatisé par ces choses surnaturelles que j’ai vues et les circonstances de la mort de mon ami Ibra ».
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Choc psychologique chez les proches des victimes
Les jeunes candidats ne sont pas les seules victimes de l’émigration irrégulière. Beaucoup de proches des candidats déclarés morts ou portés disparus n’ont pas pu résister au choc psychologique qui les étreint après qu’ils ont reçu la mauvaise nouvelle.
Khadidjatou Fall est une veuve saint-louisienne de 30 ans. Son époux, Oumar Sow, a péri le 23 octobre 2020 alors qu’il tentait de rallier l’Espagne à bord d’une embarcation de fortune. Cette journée-là, cette dame a appris la triste nouvelle à travers les médias : « C’est comme si le ciel m’était tombé dessus ».
« Chaque nuit, j’ai l’impression de revoir mon défunt époux… »
Depuis lors, cette jeune mère de deux enfants, habitant le quartier Pikine de la vieille ville, a perdu goût à la vie. « Chaque nuit, j’ai comme l’impression de revoir mon défunt époux. Son visage me revient et je ne cesse de pleurer ; j’ai des trous de mémoire », confie Khadidiatou, en sanglots. Elle est l’une des 11 membres du Mouvement de veuves et migrants pour le développement (Mvmd) de Saint-Louis, une organisation dont elle est également la présidente de la commission féminine. Mais, elle n’a non plus jamais consulté un psychologue. « Je sais que c’est très difficile, il m’arrive de m’absenter carrément en pensant aux circonstances dans lesquelles mon mari a rendu l’âme », dit la jeune veuve. Elle reconnaît avoir besoin de « soutien moral et psychologique » pour pouvoir surmonter tous ces « obstacles » à l’épanouissement de sa petite famille. Cette gérante d’un multiservices déplore, par ailleurs, les « nombreuses promesses non tenues » des autorités locales. «À Chaque instant, on nous appelle pour nous faire des promesses, mais rien de concret n’est fait pour nous soulager », regrette-t-elle. Toutefois, la veuve dit rendre grâce à Dieu, soulignant qu’il y a des situations plus critiques que celle dans laquelle elle vit : « Dans notre association, il y a des veuves qui ont quatre à cinq gosses et qui n’ont pas de boulot ».
« Je ne vis plus depuis la disparition de mon jumeau »
Autre lieu, même sentiment. À Pikine Guinaw Rails Sud, dans la banlieue dakaroise, la famille Niane est sans nouvelles de leur fils Assane, 24 ans, porté disparu, depuis le 25 août 2021. Lorsqu’ils sont tombés sur l’accident maritime en regardant le journal télévisé de la chaîne Walfadjri, les membres de la famille ne se doutaient pas que leur fils faisait partie des victimes. Chacun y allait de son propre commentaire à propos du chavirement mortel de cette embarcation partie de Gandiol. « Un rescapé est venu le lendemain nous faire part de la triste nouvelle, estimant que mon frère a, lui-même, pu sauver beaucoup de personnes qui étaient à bord avant d’être porté disparu », raconte sa grande sœur, Mariama. « Depuis lors, je suis devenue insomniaque, à chaque fois, je pense à mon jeune frère, il nous manque tellement », appuie-t-elle. Malgré tout, la famille garde toujours espoir car, d’après Mariama, « à chaque fois, les marabouts nous disent qu’il est gardé quelque part ».
Attristée, leur mère, Amy Ndiaye, espère retrouver un jour son enfant sain et sauf. « Je ne dors jamais la nuit. À chaque fois que je ferme les yeux, je pense à Assane. Même dans la rue, je monologue et quand je suis seule, c’est encore pire », raconte la mère de famille, déboussolée.
Pour son frère jumeau, Ousseynou, le temps semble s’être arrêté depuis cette soirée du 25 octobre 2021. « Je peux dire que je ne vis plus depuis la disparition de mon jumeau Assane. Mon frère et moi étions inséparables. On partageait la même chambre et, en véritables complices, on faisait tout ensemble », pleure-t-il, pointant du doigt une mauvaise fréquentation qui, jure-t-il, a perdu Assane.
[Avis d’expert]:
ABDOULAYE WADE, PSYCHOLOGUE-CONSEILLER
« Ces facteurs qui favorisent les troubles de stress post-traumatique complexe chez les migrants irréguliers »
Psychologue-conseiller, Abdoulaye Wade, a fait un diagnostic de l’état psychologique des rescapés et des proches des victimes de l’émigration clandestine. II explique, ici, les facteurs qui occasionnent les troubles de stress post-traumatique complexe chez les migrants.
Les parents des victimes, particulièrement leurs mères souffrent généralement d’un choc émotionnel parce qu’ayant contribué à la mobilisation de ressources pour la réussite de leurs enfants dans cette aventure risquée, explique le psychologue-conseiller, Abdoulaye Wade. Le chargé de cours à l’Université Cheikh Al Islam El Hadj Ibrahima Niasse indique, d’ailleurs, que cette stratégie fonctionne comme « une forme de don et de contre-don », citant ainsi l’anthropologue Marcel Mauss. « Les parents gardent pour le restant de leur vie un sentiment de culpabilité devant leur incapacité à retenir leur enfant qui souhaitait simplement avoir une vie meilleure et, en retour, leur venir en aide. Ce qui ne se réalisera jamais », dit-il.
Abordant l’état psychologique des miraculés, l’expert soutient que pour beaucoup de jeunes, le projet migratoire est considéré comme étant « une solution miracle » par rapport à une position inconfortable. « Cette situation occasionne une dislocation des liens communautaires, en même temps que des liens familiaux et elle est fréquemment à l’origine d’une forme particulière de troubles appelées troubles de stress post-traumatique complexe », a-t-il notamment fait observer, rappelant, dans la foulée, que « le potentiel migrant est fragile au risque dépressif ».
Également, d’après toujours M. Wade, la traversée de la Méditerranée, dans une situation critique, est plus souvent une fuite sans projet, sans espoir de retour. « Du fait de son échec et de son périple difficile, le migrant malchanceux est affaibli psychologiquement, rejeté par sa famille, ses proches d’une part, considéré comme un fou. D’autre part, il est mis au ban et souvent voit ses liens familiaux rompus », ajoute-t-il, insistant sur la nécessité de « prendre en charge ce profil pour le réintégrer dans la société avant de penser à une insertion professionnelle ; ce qui n’est pas forcément le cas dans nos interventions ».
Selon l’enseignant, ces rescapés rapatriés « peuvent ressentir de la honte, de la culpabilité, une perception négative d’eux-mêmes, un sentiment d’échec, de perte et d’autres réactions psychologiques non adaptées dues à la difficulté d’être acceptés ou de rétablir des liens avec leurs proches ». Abdoulaye Wade rappelle, à cet effet, que le bureau de l’Organisation internationale des migrations (Oim) avec certains services de prise en charge psychosocial (Baos-Caosp) et des Ong comme Vis travaillent aujourd’hui pour apporter un soutien psycho-social aux migrants de retour.
Il précise, toutefois, que le vécu post-migratoire des jeunes n’est pas tout à fait aisé dans leur pays d’accueil. « Une fois dans le pays hôte, les migrants se retrouvent coincés entre un discours idéal sur l’asile, la réalité d’une opinion publique souvent hostile et des politiques migratoires contraignantes qui les forcent sans cesse à prouver qu’ils ne sont pas des fraudeurs ou des criminels », a-t-il indiqué. En définitive, « les réfugiés qui ont vécu un traumatisme dans leur pays d’origine vivent donc un nouveau traumatisme : le déni de leur vécu par le pays d’accueil », constate le psychologue-conseiller, Abdoulaye Wade.
[Profils croisés]
ORIENTATION DES JEUNES, ASSISTANCE MORALE DES FAMILLES DES VICTIMES
Babacar Gaye et Mbaye Sène, deux miraculés, même combat
Originaires de Saint-Louis et de Saly respectivement, Babacar Gaye et Mbaye Sène ont, après plusieurs tentatives infructueuses, réussi leur reconversion en s’activant notamment dans l’orientation des jeunes et l’assistance morale des familles des victimes.
Ils ne se connaissent pas, même si leurs localités respectives ont en commun la mer : Saint-Louis et Saly. Mais Babacar Gaye et Mbaye Sène, tous les deux miraculés de l’émigration irrégulière, ont, aujourd’hui, le même combat qui consiste à convaincre les jeunes de rester et de se battre pour réussir au pays.
Le premier est le président du Mouvement de veuves et migrants pour le développement (Mvmd), qui compte, à ce jour, 87 membres, dont plus d’une vingtaine de femmes. Cette structure, créée en 2020, a pour mission d’aider les migrants de retour à entreprendre et réussir dans le pays. « Je veux aider les jeunes parce que je ne veux pas qu’ils vivent ce que j’ai vécu », dit Babacar Gaye.
Il soutient, en outre, vouloir assister les enfants des victimes afin qu’ils aient une éducation de qualité et un bon accompagnement et surtout sensibiliser les jeunes sur les dangers de cette aventure incertaine. L’idée lui est venue au soir du 24 octobre 2020, date de l’explosion d’une pirogue ayant coûté la vie à plus d’une vingtaine de ses voisins. Parmi eux, Ablaye Hann, un jeune ambitieux qui s’activait dans le câblage réseaux. Il a laissé derrière lui deux épouses et des enfants désorientés. « C’est ainsi qu’on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose », ajoute notre interlocuteur.
Également point focal de la Fédération des associations de migrants de la zone nord (Famzn) mise sur pied en 2022 et regroupant 15 associations de migrants, entre Saint-Louis et Louga, Gaye explique que la mission de ses camarades et lui consiste à « identifier les migrants à travers une plateforme en vue de faciliter leur insertion professionnelle en travaillant en étroite collaboration avec les collectivités territoriales et certains partenaires locaux et internationaux ».
De son côté, Mbaye Sène est très tôt tenté par ce voyage clandestin. Dès 2006, alors âgé seulement de 15 ans, il a commencé à scruter l’avenir à travers le grand bleu, après avoir vu son oncle réussir le coup. Il est, cependant, « retenu » par son grand-père qui l’a élevé. Dix ans plus tard, il trouve une astuce pour partir, mais cette fois-ci par la voie terrestre. « J’ai fait le Cameroun, puis le Gabon, sans vraiment m’en sortir. Je suis finalement rentré au bercail, les mains vides », explique ce jeune marchand.
Convaincu par des amis qui étaient au Maroc, il refait ses valises la même année. Une fois arrivé dans le royaume chérifien, il n’a pas perdu du temps pour démarcher un départ négocié. Après plusieurs tentatives, le jeune Mbourois a finalement eu la chance d’entrer en Espagne via Tanger, contrairement à beaucoup de ses amis qui ont péri, sous ses yeux.
Mais, il est intercepté par la Marine et refoulé manu militari en terre marocaine. De là-bas, Mbaye décide de rentrer définitivement au Sénégal en 2021, par la voie terrestre, via la Mauritanie. « Mes parents et proches m’ont persuadé de rentrer parce qu’à cette époque-là, beaucoup de jeunes ont péri dans la mer », se rappelle-t-il.
À 33 ans, Mbaye tente, aujourd’hui, de refaire sa vie, tout en aidant les jeunes de son âge qui sont tentés par ce voyage incertain. « Au début, c’était très difficile ; beaucoup ne me croyaient pas, surtout à Mbour, mais de plus en plus, les jeunes commencent à comprendre les enjeux, malgré les vagues de départs », note-t-il. Très engagé, il les sensibilise sur les « risques de cette aventure ». Il a même élargi son réseau à Dakar, Kafountine, Joal, Saint-Louis, entre autres sites d’embarquements. « J’ai vécu des moments très difficiles sur les routes de l’Europe où j’ai perdu beaucoup de temps et je ne veux pas que d’autres jeunes innocents vivent la même chose », jure Mbaye Sène.
REGAIN DES DÉPARTS MASSIFS DE JEUNES
Résultats mitigés des projets et programmes anti-migratoires
Depuis quelques mois, des milliers de jeunes sénégalais effectuent le périlleux voyage vers les côtes européennes. Ce phénomène observé au Sénégal, vers le début des années 2000, a connu des propensions inquiétantes, nécessitant ainsi une évaluation des programmes et/ou fonds anti-migration irrégulière mis en place par les différents régimes.
Le Sénégal a lancé, le 27 juillet dernier, sa stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière qui repose, selon le Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique d’alors, Antoine Félix Abdoulaye Diome, sur cinq piliers : « la prévention, la gestion des frontières, la répression des trafiquants, l’assistance des migrants et leur réinsertion ».
Antérieurement, le président de la République avait procédé à la création par décret n°2020-2393 du 30 décembre 2020, du Comité interministériel de lutte contre l’émigration clandestine (Cilec). L’objectif vise à « lutter plus efficacement contre l’émigration irrégulière qui a causé beaucoup de pertes en vies humaines ». Ledit comité interministériel doit d’ailleurs piloter la Stratégie susnommée. D’après les autorités gouvernementales, cette entité vient répondre à la problématique d’une gestion administrative centralisée sur la question des migrations irrégulières.
Mais ce pas en avant dans la gestion des questions migratoires appelle à faire une rétrospection des différents fonds et programmes déployés au Sénégal depuis que le phénomène affecte sérieusement les populations.
200 milliards de F Cfa pour stopper les vagues de départ
D’emblée, le sociologue Dr Mamadou Dimé, professeur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, a révélé que « plus de 200 milliards de FCfa ont été investis dans le domaine de la migration entre 2005 et 2019, avec pour principaux objectifs de limiter les départs, que ce soit par un meilleur contrôle des frontières ou en essayant d’améliorer les conditions socio-économiques dans les zones de départ et de favoriser les retours ».
Selon l’universitaire, une bonne partie de ces fonds devait servir à lutter contre les causes profondes de la migration irrégulière. Ce qui, selon lui, passe par l’appui au développement de l’entrepreneuriat chez les jeunes, notamment l’octroi de financement pour initier des activités économiques génératrices de revenus.
« La promotion de l’emploi local, surtout dans les zones de départ, a aussi été un axe important des programmes et des projets », dit-il. L’enseignant-chercheur rappelle qu’une autre partie des fonds est allée vers des campagnes de sensibilisation sur les dangers de l’émigration irrégulière à travers divers supports (Web, YouTube, caravanes, séries télévisées, etc.) ainsi qu’à la promotion de la réussite au Sénégal (Tekki fi).
À cela s’ajoute le financement de projets de réintégration de migrants de retour ou de candidats à l’émigration irrégulière rapatriés depuis par exemple le Niger, la Libye ou le Maroc. « Ce sont surtout des soutiens modestes pour leur permettre de redémarrer des activités socio-économiques dans leurs territoires d’origine », a notamment expliqué Mamadou Dimé.
D’autres projets de renforcement des dispositifs de surveillance des côtes sénégalaises et d’appui institutionnel et logistique aux forces de sécurité ont également été mis en œuvre grâce à ces fonds qui ont été injectés en grande partie par l’Union européenne et ses pays membres.
En définitive, le sociologue qui a consacré plusieurs recherches sur la question a relevé que « plus de vingt programmes et fonds ont été mis en œuvre à travers des structures comme l’Oim et d’autres structures nationales ».
Plan Reva, Goana…. état des lieux !
En 2006, la France, l’Espagne et l’Italie signent des accords de gestion concertée sur les flux migratoires. Le principal mécanisme de cette « gestion concertée » est le renforcement du contrôle des frontières européennes, notamment par l’intermédiaire de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (Frontex).
Dans la revue « Plein Droit », Claire Rodier documente que c’est le sud de l’Espagne qui a d’abord été verrouillé aux embarcations sénégalaises. « L’Espagne avait obtenu de l’Union européenne une aide financière pour mettre en place un système de verrouillage électronique du détroit, le Sive (Système intégré de surveillance extérieure), qui combine des unités terrestres, maritimes et aériennes avec des technologies perfectionnées (radars sensoriels, caméras thermiques et infrarouges », note-elle.
En parallèle, le Sénégal et ses partenaires techniques et financiers mettent en œuvre des projets d’assistance aux migrants de retour et d’aide au développement. D’abord élaboré en 2005 pour les migrants venus du Maroc puis étendu aux migrants expulsés d’Espagne en 2006, le Plan Reva (Retour vers l’agriculture) mise sur les investissements dans le secteur agricole pour intégrer les migrants de retour.
En 2008, le plan Reva a été inclus dans un programme plus vaste et plus ambitieux : la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (Goana) dont les besoins de financement étaient estimés à près de 344 milliards de FCfa.
Par ailleurs, entre 2006 et 2008, l’Oim a également exécuté de nombreux projets principalement sur la sensibilisation sur les dangers de l’émigration irrégulière et à la création d’opportunités socio-économiques au Sénégal. Le projet « migration pour le développement en Afrique », financé par l’Union européenne avec un budget estimé entre 1,2 et 4,8 milliards de FCfa, a soutenu des projets agricoles au Sénégal portés par des associations de la diaspora et des migrants et la création d’entreprises par des femmes migrantes sénégalaises.
Mamadou Dimé, spécialiste des questions de migrations détermine que cette période marque également l’intensification des actions de réintégration de migrants notamment par le biais des programmes d’aide au retour volontaire de l’Oim et de projets de la société civile financés par l’Union européenne comme le Programme Afrique de l’Ouest-action transnationale pour l’intégration sociale et professionnelle d’enfants et de jeunes migrants victimes de la traite, de trafic ou d’autres formes d’exploitations dans la sous-région ouest-africaine doté d’un budget de 1,1 milliard de FCfa.
L’Ue a aussi lancé le Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique (Ffue) visant à appuyer la mise en œuvre de la déclaration politique commune de La Valette.
Entre 2015 et 2019, le Sénégal reçoit par l’intermédiaire du Ffue au moins 170,8 millions d’euros (environ 112 milliards de FCfa) pour une dizaine de projets, note le rapport d’étude bilan des programmes migratoires au Sénégal de 2020.
Ledit rapport révèle qu’au total, de 2015 à 2019, plus de 120 milliards de FCfa ont été, au total, décaissés pour la mise en œuvre des projets et programmes orientés vers la dissuasion des migrations irrégulières, soit une augmentation de 140% par rapport à la période précédente.
Absence d’études sur l’impact des programmes
Toutefois, Mamadou Dimé constate que l’absence d’études rigoureuses sur l’impact des projets et programmes financés grâce à « l’argent de la migration » fait qu’il est difficile de se prononcer sur les succès et les échecs de tels ou tels programmes.
« Les résultats sont globalement mitigés puisque l’objectif de la plupart des projets et programmes était d’enrayer le phénomène de l’émigration irrégulière », note-t-il. Au contraire, le phénomène a pris encore plus d’ampleur comme en témoignent les drames de ces derniers mois, ajoute M. Dimé.
Cependant, il y a quelques « histoires à succès » de migrants de retour ayant développé des initiatives économiques grâce à l’appui reçu. « Même si on doit considérer que ces programmes ne sont qu’une faible partie des solutions, ce sont souvent des mesures destinées à montrer aux opinions publiques des pays européens que les États sont en train d’agir pour arrêter le phénomène à la source. Devant la complexité et l’enchevêtrement des causes, il est indispensable d’avoir une approche plus holistique dans la lutte afin d’agir à la fois sur les facteurs sociaux, économiques, culturels, politiques, etc. qui contribuent à expliquer ce fort « désir d’ailleurs » chez les jeunes Sénégalais notamment », explique Dr Dimé.
Pour sa part, la présidente de l’Association sénégalaise de lutte contre l’émigration irrégulière dans la région de Thiès (Asmi/Thiès) préfère ne pas être radicale. Elle ne veut pas parler « d’échec ». En effet, dit-elle, « le problème est beaucoup plus profond, complexe et préoccupant ». « La migration irrégulière par la mer et les déserts algériens, libyens et marocains fait de nos jours autant de victimes que les guerres civiles et certaines catastrophes humaines. La migration existe depuis fort longtemps donc pourquoi créer un blocus chez les jeunes Sénégalais (Africains) et les priver de leurs droits les plus élémentaires ? Après, la frustration s’installe ou même le sentiment d’injustice face à la situation économique et aux perspectives d’avenir dans son pays ».
PROGRAMME ANTI-ÉMIGRATION
Donner des opportunités locales aux candidats
Le meilleur programme anti-émigration irrégulière serait de « donner aux candidats à l’émigration irrégulière de véritables opportunités socio-économiques afin de pouvoir avoir une vie épanouie au Sénégal, selon Mamadou Dimé, spécialiste des questions de migrations. Il est aussi utile d’agir sur les imaginaires à travers la déconstruction d’imaginaires et de représentations autour de l’émigration, de l’obsession de la réussite matérielle à tout prix et des pressions énormes pesant sur les jeunes. Il indexe « cette injonction permanente que les familles et les communautés font aux jeunes de réussir quoi qu’il en coûte ». « Un des antidotes est surtout de donner aux candidats des raisons de croire en leur pays, de mettre à leur disposition de réelles et performantes opportunités d’autoréalisation au Sénégal ».
Cela passe par de meilleures politiques éducatives, des politiques d’emploi capables d’enrayer le chômage massif auxquels ils sont exposés.
Allant plus loin, la présidente de Asmi/Thiès pense qu’en investissant dans l’éducation, la formation, l’entreprenariat et surtout l’accompagnement des femmes et des jeunes et en développant les compétences, cela pourrait être une contribution à renforcer l’économie locale et à créer des opportunités pour les jeunes. Donc cela va réduire considérablement le taux de départ. La solution, c’est aussi « les former ici et faciliter la migration pour répondre à la demande de main-d’œuvre des autres pays, bref une migration organisée », a-t-il ajouté.
Moustapha Fall, président de l’Association nationale des partenaires migrants, informe, de son côté, qu’ils n’ont jamais pu bénéficier de programme ou fonds de lutte contre l’émigration irrégulière. Il appelle à plus d’implication des migrants en amont et à descendre sur le terrain faire des enquêtes d’identification.
MULTIPLICATION DE MESSAGES D’APPEL À L’ÉMIGRATION
Comment les réseaux sociaux ont plombé la com des organismes anti-migratoires
Les programmes et/ou fonds se sont focalisés sur les aspects financiers et discursifs. « Ils essaient de nous faire peur pour qu’on arrête d’y aller », explique Sokhna Ly, ancienne candidate à l’émigration irrégulière. L’activité de sensibilisation qu’elle a eu à suivre dans son quartier à Rufisque ne lui a pas pour autant fait abandonner son rêve de partir. Elle estime que le discours était peu tendre alors que des solutions ne sont pas proposées. « Dénigrer l’émigration clandestine n’est pas un bon discours. Ils ne peuvent pas nous dire que l’Europe est en crise alors que tous les jours, sur les réseaux sociaux, ceux qui arrivent font des appels, manifestant qu’ils sont bien traités », avance la jeune mère de 30 ans.
Comme Sokhna Ly, Mansour Paye n’est pas convaincu par le discours des Ong et des organismes luttant contre le phénomène. « Sur Tik Tok, je vois tous les jours des vidéos de migrants sénégalais qui gagnent bien leur vie », confie-t-il. Ceci lui fait miroiter encore plus l’Europe comme un Eldorado.
En effet, sur le réseau chinois, des migrants sénégalais, arrivés à bon port, partagent les images de leur voyage et de leur intégration dans des centres d’accueil.
À propos du discours véhiculé, Ndeye Absa Ndoye, présidente de l’Asmi/Thiès, informe que leur slogan était « Suma Xamone Duma Dem » (si je savais, je ne serais pas parti). Il vise à sensibiliser sur les dangers et les risques de la migration irrégulière à travers l’activité Street Art Together, le théâtre, la musique (Suma Xamone Duma Dem) et le témoignage des migrants de retour, a-t-elle expliqué.
SOURCE LESOLEIL