«Nouvelle routes de la soie»: l’Europe «ne veut pas s’inscrire en opposition à la Chine
Le 7 septembre 2013, Xi Jinping lançait son vaste projet des « nouvelles routes de la soie ». Un chantier qui a suscité de nombreuses réactions, des États-Unis, du Japon, de l’Inde, mais aussi de l’Union européenne. Le 1er décembre 2021, Bruxelles a annoncé le lancement de la stratégie Global Gateway (« portail mondial » en Français). Nous analysons les contours, la philosophie, le financement de cette initiative européenne, avec Françoise Nicolas, directeur du Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
RFI : Françoise Nicolas, il aura fallu huit ans pour que l’Union européenne lance le Global Gateway. Peut-on en conclure que les Européens sont longtemps restés sans stratégie face au narratif chinois concernant les « nouvelles routes de la soie » ?
Françoise Nicolas: L’Union européenne est en effet restée assez muette face à la Chine et on peut donc se réjouir que finalement en 2021, elle ait lancé une stratégie. Cela étant dit, il faut être bien clair sur la nature de la stratégie européenne. Il ne s’agit pas d’apporter une réponse à la BRI (« Belt and Road Initiative », le nom officiel du projet des « nouvelles routes de la soie »). Ce que l’Europe essaie de faire, c’est apporter sa propre pierre à l’édifice, mais elle n’est pas nécessairement en opposition au projet chinois. Elle envisage, par exemple, de s’associer éventuellement à la Chine sur certains projets. Donc, on peut se féliciter que l’Europe ait défini sa propre stratégie mais le problème, c’est que jusqu’à présent, on n’a pas vu énormément de choses très concrètes sur le terrain.
Vous nous dîtes qu’il ne faut pas y voir un contre-projet, mais en même temps, quand on s’attarde sur les termes choisis par l’Union européenne : prise en compte du changement climatique, conception de projets durables et de qualité, transparence, on peut percevoir ce positionnement comme un contre-pied clairement affiché aux « nouvelles routes de la soie » chinoises, non ?
En effet, il est important de souligner que politiquement, l’Europe ne veut clairement pas s’inscrire en opposition à la Chine, mais quand on regarde dans le détail, on voit bien que les pratiques, la manière de faire sont fondamentalement différentes. Le Japon a le même positionnement. L’accent est mis sur des infrastructures de qualité. Il y a donc une opposition aux manières de faire chinoises, mais malgré tout, officiellement, il ne s’agit pas d’un contre-projet. Toutefois, derrière les annonces officielles de coopération potentielle avec la Chine, concrètement, on voit mal comment tout ça pourrait se passer.
Donc le Global Gateway n’est officiellement pas un contre-projet, n’a pas pour objectif de contenir les « nouvelles routes de la soie ». Mais, diriez-vous que les Européens cherchent en revanche à se positionner vis-à-vis des pays en développement et leur dire, quand vous chercherez une alternative aux prêts chinois, on sera là ?
Oui, je suis tout à fait d’accord. Ce que l’on pouvait regretter jusque-là, c’est que l’Europe ne proposait rien. Or les pays partenaires, en particulier les pays africains, étaient demandeurs de propositions alternatives. Ils disaient aux Européens, « mais nous n’attendons que cela, avoir autre chose que les « nouvelles routes de la soie » à nous mettre sous la dent. Mais que proposez-vous, vous les Européens ? Rien, donc on est bien obligé de se jeter dans les bras de la Chine parce qu’on n’a pas de proposition alternative ».
Le Global Gateway offre donc des options, un choix aux pays partenaires. En particulier les pays africains, mais pas exclusivement, l’offre est également destinée aux pays asiatiques, aux Balkans. C’est très important que ces pays-là se voient désormais proposer un choix. Jusqu’à présent ils n’en avaient pas car la Chine occupait l’intégralité du terrain. Désormais, l’Europe fait partie du jeu.
Concernant le montant annoncé pour financer cette initiative européenne : 300 milliards d’euros d’ici 2027. Est-ce à la hauteur des enjeux ?
Oui, mais en même temps, pour moi, ce montant ne veut pas dire grand-chose. En réalité, il n’y a pas de plan de financement spécifique pour accompagner cette stratégie. Les instruments de financement utilisés sont ceux de l’aide au développement de l’Union européenne, de la Banque européenne d’investissement, ou encore de la Banque européenne de reconstruction et de développement. Donc, tous les acteurs de l’aide au développement européen sont mis à contribution, et même au-delà des acteurs officiels, des acteurs privés. Ce que l’Union européenne espère, c’est servir de catalyseur, c’est-à-dire entraîner des financements privés dans la bataille.
D’une certaine façon, il s’agit de ré-étiqueter des fonds déjà disponibles ?
En quelque sorte, oui.
Vous le disiez, ce sont des fonds notamment destinés auparavant à l’aide au développement qui sont mobilisés dans le Global Gateway. Est-ce que ce choix pourrait entraîner des tensions entre le Global Gateway et les normes qui étaient jusque-là appliquées dans l’utilisation de ces fonds vis-à-vis de l’Afrique, notamment ?
Je ne suis pas sûre qu’il y ait véritablement des tensions, mais il va falloir acheminer ces fonds de la manière la plus efficace, politiquement. Donc c’est peut-être là que se situeront les tensions, pas au niveau des normes.
Le Global Gateway ne change rien en termes d’intérêt stratégique pour l’Union européenne.
A priori non, puisqu’on voit bien que l’accent essentiel est mis sur l’Afrique. C’est plus de la moitié des financements qui est destiné à l’Afrique [Ndlr :150 milliards d’euros].
L’autre moitié concerne les Balkans, l’Asie, les Caraïbes, l’Amérique latine, mais c’est clairement l’Afrique qui est visée prioritairement, par l’Union européenne.
Vous nous avez dit que l’initiative européenne avait été bien accueillie par les responsables africains au moment de l’annonce. On sait que depuis 2013, les « nouvelles routes de la soie » chinoises sont jalonnées d’annonce de très grands projets qui se réalisent d’ailleurs ou pas. Que peut-on citer comme projet phare du Global Gateway ?
Concernant le Global Gateway de ce que je comprends, c’est en réalité un ensemble de projets de nettement moins grande ampleur. Les chantiers concernent le numérique (en particulier l’éducation numérique), l’agriculture – comme essayer de promouvoir le développement de l’arachide -, l’énergie, la formation des femmes, mais ce ne sont pas nécessairement de gros projets. Ce peut être de petites centrales solaires au Sénégal par exemple. Donc, on a une foultitude de petits projets et pas nécessairement de gros projets emblématiques. C’est en tout cas l’impression que j’en ai pour l’instant et de ce point de vue-là, c’est une vraie différence avec les nouvelles routes de la soie qui mettent en avant de gros projets. Peut-être y a-t-il aussi des différences dans les stratégies de communications. Mais il faut être prudent et savoir distinguer les annonces et la réalité, côté chinois.
Vous le disiez, l’Union européenne voudrait inciter les entreprises privées européennes à investir notamment sur le marché africain. Est-ce que l’on constate, depuis le lancement du Global Gateway, un frémissement ?
Rien de révolutionnaire à ma connaissance, car le projet est beaucoup trop récent pour cela. Il faut laisser le temps au temps pour que la mécanique se mette en route.
Depuis 2013, on a vu Pékin investir dans des projets à perte, en connaissance de cause, car la Chine voulait répondre à une demande spécifique d’un partenaire étranger, même si la rentabilité n’était pas au rendez-vous. Peut-on attendre de l’Union européenne, une démarche similaire ?
Non, car ce n’est pas la même logique. Côté chinois, la logique est, dans certains cas, largement à caractère politique, faisant fi de toute considération économique. Dans le cas de l’Europe, il n’est pas sûr que le raisonnement soit le même. Investir à perte semble peu envisageable. Mais le principe de réalité économique finit toujours pas s’imposer, y compris à la Chine.
SOURCE RFI