Débat intellectuel et sortie par le haut – pour un nouveau modèle politique Par Mamadou DIOP « Decroix »*

Après un période de batailles de rues meurtrières et dévastatrices, le calme est revenu au pays. Une période féconde semblait devoir s’ouvrir pour une évaluation courageuse et lucide de ce qui nous est arrivé, identifier les facteurs déclencheurs et les origines réelles et esquisser des perspectives.

Cette tâche est assurément celle des intellectuels de tous horizons ayant une capacité critique et une rigueur qui les autorisent à mettre à la disposition de notre peuple quelques grilles de lecture susceptibles de délivrer une relative compréhension de la situation actuelle.

Les approches seraient naturellement divergentes, pour dire le moins, mais elles auraient l’avantage de placer le débat à un niveau qui permettrait de l’assainir progressivement. Hélas, les premières empoignades auxquelles nous avons eu droit dans la presse semblent plutôt profiler un simple prolongement (ou prolongation) des batailles de rue. Ici, à défaut de pouvoir donner la mort physique, on s’emploie à la néantisation sociale de l’autre à coups de phrases ou de mots assassins (encore heureux qu’ils ne soient pas délivrés dans nos langues maternelles).

Il y a là de quoi s’inquiéter au plus haut point. S’inquiéter car la persistance dans la durée d’un duel de cette nature pourrait fournir les armes théoriques et idéologiques pour légitimer demain de véritables règlements de comptes aux motivations plus incrustées dans le tréfonds des protagonistes. Par-delà les grilles de lecture du contexte présent, de ses contradictions et de ses antagonismes, une telle dynamique devrait permettre d’évacuer ce duel meurtrier en cours au profit d’un débat de vision, de projet de société ou de programme.

Une prise de parole de cette nature nous permettrait également de ne pas nous soustraire à la nécessaire articulation entre le regard posé sur les défis internes et ceux qui structurent la planète et notre sous-région. En effet, quoi qu’il advienne au Sénégal, la Terre, pour ce qui la concerne, continuera de tourner jusqu’à un terme fixé. Savoir cela, c’est être à l’écoute du monde. Écouter le monde, c’est mesurer le décalage énorme à tous points de vue entre d’une part les questions à l’ordre du jour à l’Internationale et qui demain, détermineront dans une certaine mesure notre vécu ici au Sénégal et d’autre part, les types de batailles auxquelles nous nous livrons actuellement sur le plan local. Partout dans le monde les nations et les peuples s’efforcent de trouver les meilleures formules pour résister et finalement vaincre l’ordre mondial dominant afin de continuer d’exister en tant que nations, en tant que peuples souverains.

Le peuple sénégalais était et est toujours sur la voie de s’octroyer ses propres formules endogènes, élection après élection, dans la paix, la stabilité et la sécurité. Consolider cette dynamique est dès lors ce qui devrait nécessiter une tension de toutes les forces. En Ukraine, la Russie est obligée de se battre les armes à la main pour sauvegarder son indépendance et sa souveraineté c’est-à-dire son existence en tant que nation.

La Chine, de son côté fait face à la même menace en Mer de Chine ce qui l’oblige à rappeler avec force que l’île de Taïwan est partie intégrante de son territoire. Ce combat est un combat existentiel que la Chine mène tant que nation. Le monde arabe esquisse des initiatives de regrouper ses forces et ses opportunités pour se poser comme une entité, une identité qui a son mot à dire. Dans un récent article publié dans la newsletter «Global» de Federico Rampini, l’auteur indique que « derrière les ambitions footballistiques de Riad, il y a bien plus. « Dans un rayon de cinq heures de vol du golfe arabo- persique vivent trois milliards de personnes avec une moyenne d’âge de 26 ans, et une natalité toujours dynamique : c’est la sphère géographique sur laquelle le nouveau monde arabe veut peser. Il comprend « notre » Méditerranée. L’économie et la démographie remettent au premier plan l’Orient qui fut le berceau de l’islam. Le long de ces côtes, les marchands indiens et chinois faisaient déjà du commerce il y a plus de deux mille ans. Aujourd’hui, les Arabes sont à nouveau les protagonistes de nouvelles formes de mondialisation, dans lesquelles ils entendent jouer un rôle central ».

En ce qui concerne l’Inde et le Brésil, ils ont déjà acquis droit de cité. Mais qu’en est-il de l’Afrique, berceau de la civilisation sur terre et, de loin, continent le plus riche de la planète ? Elle n’est nulle part dans les tablettes sauf s’il s’agit des modalités de se la partager. Voilà les questions sur lesquelles nous sommes aussi interpellés et leur prise en compte dans nos formes de conscience nous amènerait sûrement à aborder différemment les contradictions qui structurent notre vécu quotidien.

Notre pays a les capacités intellectuelles de stimuler la réflexion et l’élaboration sur le sort qui est fait à l’Afrique dans cette lutte pour l’existence (au sens de compter dans la balance générale des affaires du monde) mais, malheureusement, nous voici totalement liquéfiés, invisibles sur les écrans radars de ces problématiques du futur de notre monde parce qu’étant totalement englués dans des batailles dont il faut disséquer la substance.

S’agissant précisément de ces contradictions internes, elles continuent d’être traitées sur le mode de la destruction mutuelle ce qui, au plan politique, est totalement contreproductif pour l’opposition démocratique. Nous avons toujours estimé, à partir d’un certain discours proféré depuis les rangs de l’opposition, qu’il fallait faire très attention pour identifier et situer les différentes forces en mouvement dans l’opposition.

Dans une interview accordée au quotidien l’Observateur, je m’étais longuement exprimé, dès le mois de février 2023, sur la configuration des forces oppositionnelles aujourd’hui au Sénégal. Dans cet entretien, une des questions du journaliste était la suivante : « D’habitude, les territoires religieux, surtout Touba, étaient épargnés de remous, mais vendredi le rubicond a été franchi. Qu’est-ce qui explique cette situation ? » Voici la réponse que j’avais apportée :

« Vous avez particulièrement noté dans la dernière période des attaques à la fois systématiques et systémiques contre les autorités religieuses les plus en vue du pays. Ceci n’est pas, selon moi un hasard.

Nous avons dans le tableau des contradictions politiques, sociales et culturelles actuelles plusieurs dimensions qui s’entremêlent et qu’il est difficile (mais pas impossible) de sérier. Nous avons les luttes que mènent les forces démocratiques de l’opposition. Ces luttes peuvent être dures, même violentes comme l’histoire du pays en atteste… C’était le cas entre le BDS de Senghor et la SFIO de Lamine Guèye avant l’indépendance et, après l’indépendance, entre l’Ups (ancêtre du Ps actuel) et le PRA Sénégal, puis entre le Ps et le PDS, etc. Toutefois, ce qui est remarquable, c’est qu’en dépit du caractère violent de ces contradictions, le substrat politique qui liait les protagonistes était la République et la Démocratie. J’ajouterai que ce substrat commun englobait aussi, pour l’essentiel, les références sociétales : Respect mutuel de la foi de chacun dans la diversité confessionnelle et culturelle.

En somme tout le monde admettait les mêmes fondamentaux. La particularité de la période actuelle est l’émergence de forces souterraines qui se greffent à la vague montante du mouvement démocratique avec des objectifs de subversion de nos fondamentaux. Ces forces n’ont rien à voir avec la démocratie et les libertés. Elles espèrent, le moment venu, déborder les véritables forces démocratiques qui se battent pour pousser leurs objectifs spécifiques parmi lesquels la liquidation des confréries religieuses au Sénégal (quelle vanité !). Des personnes sont clairement identifiées, insultant les autorités religieuses, travaillant avec détermination et opiniâtreté à les décrédibiliser et à les disqualifier. Ces personnes n’agissent pas seules.Elles ne sont que des porte-voix d’un projet d’élimination des confréries et, au passage, de l’ensemble de nos fondamentaux qui ont marqué et marquent encore l’originalité, la richesse et la stabilité relative de notre société ».

Quatre mois après cet entretien, en juin dernier, il est apparu très nettement dans la rue qu’il y avait, derrière les protestations, des objectifs et des ambitions à dissocier.

Ce repérage continue d’avoir une grande pertinence à mes yeux si j’analyse certains discours résolument va-t-en-guerre dans l’opposition alors qu’il devrait être plutôt question de chercher à sauver ce qui peut encore l’être. Cette logique suicidaire ne relève pas de la logique des luttes démocratiques et populaires de par le monde. Elle ne prend pas en compte le sort des personnes qui ne misent désormais que sur leurs sacrifices personnels comme la grève de la faim pour se tirer d’affaire. Ce discours de va-t-en-guerre montre que pour ses tenants, le mouvement démocratique n’est qu’un cheval de Troie pour s’emparer des leviers de commande et jeter par-dessus bord nos fondamentaux et notre identité.

C’est en cela qu’un débat intellectuel de qualité est devenu une nécessité incontournable. Il suppose un grand courage et la détermination propre aux personnes porteuses de conviction. Dans ce cadre, il nous faut distinguer les empoignades et autres échanges polémistes et propagandistes entre acteurs politiques et la démarche analytique et critique de l’intellectuel soucieux de rigueur et d’objectivité. Ainsi, lorsque certains parlent de recul démocratique de 60 ans et de dictature au Sénégal, l’on peut mettre cela sur le premier registre. Mais une approche strictement intellectuelle de l’État en tant que concept au Sénégal dans les années 20 du 21 ème siècle se garderait d’un tel raccourci.

En effet cette approche prendrait en compte le fait que de 1963 jusqu’en 1974, il existait un parti unique de fait porteur d’une pensée unique véhiculée par une radio unique, une télévision unique et un quotidien unique alors qu’aujourd’hui 300 à 400 partis se déploient sur le champ politique dont plus d’une vingtaine au parlement. On ne compte plus les radios, télés, organes de la presse écrite etc. Cette analyse prendrait également en compte le fait qu’en 1963, il y avait au parlement 80 députés de l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS devenu Ps) sur 80 membres de l’Assemblée nationale soit 100% des sièges alors qu’aujourd’hui le pouvoir et l’opposition sont en quasi-égalité à l’Assemblée nationale chacun ayant plus de 80 députés. Il en est de même de la caractérisation de dictature corrélée à la nature de l’État que nous avons.

En effet dans une dictature, il n’y a ni pluralisme, ni diversité. Une dictature n’est pas battue à des élections. Dans une dictature, le dictateur ne vit pas dans une capitale administrée par une opposition. Par conséquent le travail de dissection des caractéristiques institutionnelles, politiques, sociales et même culturelles de l’État reste à faire. Concluons : Nous sommes aujourd’hui dans un contexte politique sans précèdent depuis l’indépendance, où le Président de la République sortant n’est pas candidat à sa propre succession.

Nous devrions prendre une claire conscience de cette situation exceptionnelle à tous égards pour en mesurer les énormes opportunités sans en occulter les inconnus. Pour appréhender avec rigueur ce contexte, nous devrions réactualiser nos outils d’analyse traditionnels pour être capables d’esquisser un nouveau modèle politique qui serait mieux en phase avec nos défis et notre identité propre et non plus des modèles exogènes conçus pour des intérêts exogènes au service d’un système capitaliste néolibéral dont la vocation naturelle est de détruire les richesses de la terre, détruire notre humanitude et finalement détruire la planète elle-même.

C’est dans ce nouveau modèle politique que nous trouverons les solutions à nos contradictions d’aujourd’hui. Ce modèle aura comme fondement les exigences de notre peuple et celles de notre époque. Son élaboration devrait être l’œuvre de tous les fils et filles du pays qui le comprennent ainsi.

Dakar le 30 août 2023

*Mamadou Diop Decroix est candidat à l’élection présidentielle de février 2024

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *