Abus commis par la police et des civils contre des migrations et des refugies noirs en Tunisie : études documentées sur des atteintes graves aux droits humains

Pays d’origine, de destination et de transit pour les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile, la Tunisie a dépassé, au premier semestre 2023, la Libye comme point de départ des bateaux accostant en Italie. Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sur les 69.599 personnes arrivées en Italie entre le 1er janvier et le 9 juillet 2023 par la mer Méditerranée, 37.720 étaient parties de Tunisie, 28.558 de Libye, et les autres de Turquie et d’Algérie. Selon une estimation officielle datant de 2021, alors qu’il est dénombré près de 1,2 million d’immigrés tunisiens à travers le monde, essentiellement en Europe, 21.000 étrangers originaires de pays africains non maghrébins se trouvent en Tunisie, peuplé de 12 millions d’habitants. Depuis janvier, le pays a accueilli 9000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés. Seulement, entre chasse à l’homme et plusieurs formes d’abus et de violences dont ils sont victimes, de la part la Police et d’autres Forces de défense et de sécurité et des civils, la Tunisie n’est plus un «lieu sûr pour les migrants et réfugiés africains noirs». Constat et témoignages dans ce second et dernier jet d’une série d’articles que Sud Quotidien consacre, depuis son édition d’hier mercredi, à la situation des africains subsahariens noirs dans ce pays de l’Afrique du Nord.

Malgré ses lois datant de 1968 et de 2004 criminalisent l’entrée, le séjour et la sortie d’irréguliers étrangers, ainsi que l’organisation ou l’aide à l’entrée ou à la sortie irrégulières, sanctionnées par des peines d’emprisonnement et des amendes, la Tunisie n’a pas de base légale explicite pour la détention administrative des immigrants. Toutefois, de nombreuses organisations ont documenté des cas de détention arbitraire de migrants africains. En effet, pour plusieurs nationalités africaines, la Tunisie autorise les séjours de 90 jours sans visa avec tampon d’entrée. Mais l’obtention d’une Carte de séjour peut se révéler difficile dans cet État partie à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ; à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui interdit les expulsions collectives ; ainsi qu’aux Conventions des Nations Unies et de l’Afrique relatives au statut des réfugiés, à la Convention contre la torture et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui interdisent les retours forcés ou les expulsions vers des pays où les personnes risquent d’être torturées, de voir leur vie ou leur liberté menacées, ou de subir d’autres préjudices graves.

A travers les résultats de ses recherches, intitulé «Tunisie : Pas de lieu sûr pour les migrants et réfugiés africains noirs», Human Rights Watch (HRW) revient sur les abus contre les migrants subsahariens noirs et les réfugiés et autres demandeurs d’asile dans ce pays du Maghreb, avec des témoignages de victimes et de la société civile à l’appui. Au total, 22 personnes interrogées ont été victimes de violations de leurs droits humains commises par les autorités tunisiennes. Outre les abus des forces de sécurité, au moins 12 hommes interrogés ont déclaré avoir été victimes d’abus de la part de civils tunisiens.

PLUS DE 3500 MIGRANTS ARRETES POUR «SEJOUR IRREGULIER» ET PLUS DE 23.000 AUTRES TENTANT DE QUITTER LA TUNISIE DE MANIERE IRREGULIERE

Selon la source, «bien que les violations documentées aient eu lieu entre 2019 et 2023, elles se sont majoritairement produites après que le président Kaïs Saïed, en février 2023, a ordonné aux Forces de sécurité de réprimer la migration irrégulière, associant les migrants africains sans papiers à la criminalité et à un «complot» visant à modifier la structure démographique de la Tunisie».

Selon le FTDES (un forum non gouvernemental), entre janvier et mai 2023, les autorités tunisiennes ont arrêté plus de 3500 migrants pour «séjour irrégulier» et intercepté plus de 23000 personnes tentant de quitter la Tunisie de manière irrégulière. Et de souligner que la plupart des arrestations de migrants enregistrées ont eu lieu aux abords de la frontière algérienne, mais qu’après le discours du président, des centaines d’entre elles ont également eu lieu à Tunis, à Sfax et dans d’autres villes. S’agissant des expulsions collectives aux frontières avec la Libye et l’Algérie, «Entre le 2 et le 5 juillet 2023, la Police, la Garde nationale et l’Armée tunisiennes ont mené des raids à Sfax et dans ses environs, arrêtant arbitrairement des centaines d’étrangers africains noirs de nombreuses nationalités, en situation régulière ou irrégulière. La Garde nationale et l’Armée ont expulsé ou transféré de force, sans aucun respect des procédures légales, jusqu’à 1200 personnes, réparties en plusieurs groupes, vers les frontières libyenne et algérienne».

PLUS DE 600 PERSONNES FINALEMENT TRANSFEREES DE LA FRONTIERE LIBYENNE VERS DES ABRIS DE L’OIM ET D’AUTRES INSTALLATIONS

Cependant, «Le 10 juillet, les autorités tunisiennes ont finalement transféré plus de 600 personnes de la frontière libyenne vers des abris de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et d’autres installations à Ben Guerdane, Medenine et Tataouine, selon des représentants des Nations Unies et un Ivoirien qui se trouvait parmi les personnes emmenées à Medenine, qui a fourni sa localisation. Cependant, le 11 juillet, Human Rights Watch s’est entretenu avec deux migrants affirmant qu’ils faisaient partie d’un groupe de plus de cent personnes expulsées toujours bloquées à la frontière libyenne. Ils ont fourni des vidéos et leur localisation. (…) Des migrant·e·s aux deux frontières ont déclaré à Human Rights Watch et à d’autres que plusieurs avaient péri ou avaient été tués à la suite d’une expulsion, bien que Human Rights Watch n’ait pas pu confirmer leurs récits de manière indépendante», rapporte HRW dans le document.

RECOMMANDATIONS

Dans ses recommandations, HRW insiste sur le fait que «Le Parlement européen, dans ses négociations avec le Conseil de l’UE sur le Pacte européen sur la migration et l’asile, devrait chercher à limiter l’utilisation discrétionnaire du concept de «pays tiers sûr» par les différents États membres de l’UE. Les institutions européennes et les États membres devraient convenir de critères clairs pour désigner un pays comme «pays tiers sûr» aux fins du retour ou du transfert de ressortissants de pays tiers, afin de garantir que les États membres de l’UE n’érodent pas les critères de protection dans leur application du concept, et déterminer publiquement si la Tunisie répond à ces critères, en tenant compte des agressions et des abus dont les Africains noirs sont continuellement la cible dans ce pays. L’UE et les États membres concernés devraient suspendre le financement et les autres formes de soutien aux forces de sécurité tunisiennes destinées au contrôle des frontières et de l’immigration, et conditionner toute aide future à des critères vérifiables en matière de droits humains. Le gouvernement tunisien devrait enquêter sur tous les abus signalés à l’encontre des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés commis par les autorités ou les civils ; veiller à ce que les responsables rendent des comptes, notamment par le biais d’actions en justice appropriées ; et mettre en œuvre des réformes et des systèmes de surveillance au sein de la police, de la garde nationale (y compris les garde-côtes) et de l’armée afin de garantir le respect des droits humains, de mettre fin à la discrimination raciale ou à la violence, et de s’abstenir d’attiser la haine raciale ou la discrimination à l’encontre des Africains noirs».

En attendant, nous vous proposons des extraits de quelques témoignages sur les abus !

Récits accablants d’une chasse aux noirs au relent de racisme assumé

SIDY MBAYE (rapatrié de Tunisie, en mars)

Sénégalais de 25 ans rapatrié en mars, Sidy Mbaye était entré en Tunisie de manière irrégulière en 2021 et travaillait comme vendeur ambulant. Il a décrit les abus commis par la police à Tunis : «[Le 25 février], je suis allé en ville pour vendre des téléphones, des T-shirts et des tissus au marché […]. Trois policiers se sont approchés de moi et m’ont demandé ma nationalité. Ils ont dit : «Tu as entendu ce que le président a dit ? Tu dois partir […] ». Ils ne m’ont demandé aucun document. Ils ont pris toute ma marchandise […]. J’ai [résisté] […] ils m’ont durement battu, me donnant des coups de poing et me frappant avec des matraques. Du sang coulait de mon nez […]. Ils m’ont emmené au poste de police, m’ont mis dans une cellule et ont continué à me frapper et à m’insulter […]. Ils ont dit quelque chose sur le fait que j’étais noir […]. Ils ne m’ont toujours pas demandé de documents. J’y ai passé une journée. Je refusais de partir parce que je voulais récupérer mes affaires, mais j’ai fini par partir. Ils m’ont menacé et m’ont dit : «Si tu reviens et que tu vends encore ces choses, on va te tuer. Quittez le pays immédiatement». […] Là où je vivais avec cinq autres Sénégalais, le propriétaire était un policier […] En revenant, nous avons trouvé nos affaires dehors.»

PAPI SAKHO, (migrant irrégulier à Tunis)

Papi Sakho, un Sénégalais de 29 ans qui est venu à Tunis de manière irrégulière pour travailler, a été victime de violences et d’une éviction forcée par la police avant d’être rapatrié, en mars : «Fin février […], cinq officiers de police sont venus […]. Nous étions quatre en train de travailler au garage-lavage, moi, deux Gambiens et un Ivoirien. […] Ils ne nous ont pas demandé nos papiers […]. Ils nous criaient dessus, nous insultaient […] Ils m’ont battu durement avec des matraques […]. L’Ivoirien était blessé et saignait […] ils ont fermé notre garage […]. Et c’est nous qui lavions habituellement leurs voitures de police ! La police nous a alors conduits à notre logement et a averti le propriétaire que nous n’avions plus le droit d’y rester. […]. Ils ont pris nos bagages et les ont mis dehors […]. Mon passeport est resté à l’intérieur. La police a pris mes deux téléphones […]. Les autres m’ont dit que la police avait pris une partie de leur argent.»

MOUSSA BALDE, (arrivé en Tunisie avec un visa de travail)

Moussa Baldé, mécanicien sénégalais de 30 ans, a déclaré être arrivé en Tunisie en 2021 avec un visa de travail. Il s’est rendu à Tunis en février 2023 pour acheter des pièces détachées. «Un policier a arrêté mon taxi, m’a fait descendre et m’a poussé. Il m’a dit : “Tu es noir, tu n’as pas le droit d’être ici […]”Il ne m’a pas demandé mes papiers, il m’a juste indexé à cause de la couleur de ma peau[Au poste de police,] deux policiers m’ont donné des coups de poing et m’ont frappé. Ils ne m’ont donné à manger qu’une seule fois pendant les deux jours [de détention], et j’ai dormi par terre». La police ne lui a posé aucune question sur son statut juridique. «Ils m’ont dit : “Nous allons te libérer, mais tu dois quitter le pays” ».

ABDOULAYE BA, (vivait à Tunis)

Abdoulaye Ba, 27 ans, également originaire du Sénégal, vivait à Tunis depuis 2022. En février 2023, la Police est venue sur le chantier où il travaillait et a arrêté au moins dix travailleurs, certains avec papiers et certains sans papiers, originaires d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale : «Il y avait des Tunisiens et des Marocains, mais ils n’ont arrêté que des personnes à la peau noire. Ils nous ont demandé de quel pays nous venions mais n’ont pas demandé nos papiers […]. Nous avons résisté à l’arrestation et une partie de la ville est sortie […] et nous jetait des pierres […]. La police nous a frappés avec des matraques […] Ils nous ont emmenés dans un poste de police à Tunis et nous ont détenus pendant cinq heures, sans demander à voir nos papiers […]. Ils nous ont ensuite relâchés et nous ont demandé de quitter la Tunisie. […] La police a également volé mon iPhone 12, et d’autres ont dit que la police avait pris leur argent.»

Les abus commis par la Police ne datent pas seulement de 2023

Les abus commis par la police ne datent pas seulement de 2023. Un Malien de 31 ans a déclaré qu’en décembre 2021, un groupe de 6 à 8 policiers l’avait trouvé endormi dans une gare et l’avait agressé avant de l’arrêter pour entrée irrégulière, dans une ville proche de la frontière algérienne : «Ils m’ont frappé à plusieurs reprises avec leurs matraques, jusqu’à ce que je tombe, puis ils m’ont donné des coups de pied».

SALIF KEITA, (rapatrié en mars)

Salif Keita, un Malien de 28 ans, rapatrié en mars, a déclaré avoir tenté une traversée en bateau depuis Sfax en 2019. «Les garde-côtes nationaux ont pris notre moteur et nous ont laissés bloqués en mer», a-t-il relaté. «Nous avons dû casser des morceaux de bois du bateau […] pour revenir en pagayant».

MOUSSA KAMARA, vivant à Sfax

Moussa Kamara, un Malien de 28 ans vivant à Sfax, était entré en Tunisie en mai 2022. En décembre 2022, il a embarqué près de Sfax avec environ 25 Africain·e·s de l’Ouest. « Au bout de 30 minutes à peine, les garde-côtes sont arrivés [en positionnant leur bateau à côté du nôtre] et ont dit “Stop !”. Nous ne nous sommes pas arrêtés, alors l’un des gardes a commencé à nous frapper avec un bâton […]. Ils ont frappé trois hommes, dont moi… Un de mes amis a été blessé ». Les autorités les ont emmenés à Sfax puis les ont relâchés. Après cette expérience, Kamara est resté en Tunisie, mais le discours du président Saied et ses conséquences l’ont fait changer d’avis : « J’ai décidé d’essayer encore [un voyage en mer]. Le président nous a dit de quitter le pays. Si je ne pars pas, je ne trouverai pas une maison ou un travail ».

ROMDHANE BEN AMOR, porte-parole du FTDES, un Forum tunisien

«Le président a créé un climat d’horreur pour les migrants en Tunisie, si bien que beaucoup se précipitent pour partir», a expliqué Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien, FTDES. «Ces derniers mois, les garde-côtes ont commencé à utiliser des gaz lacrymogènes pour obliger [les bateaux] à s’arrêter […]». Et de relever qu’ils chargent «les migrants qui essaient de les filmer […] ; ils confisquent les téléphones après chaque opération».

Déclaration d’une bénévole d’Alarm Phone, à Tunis

Une bénévole d’Alarm Phone à Tunis a déclaré que son équipe avait recueilli des témoignages similaires : «Depuis 2022, il y a des comportements récurrents des garde-côtes tunisiens en attaquant des bateaux[…] ; ils utilisent des bâtons pour frapper les gens, dans certains cas, des gaz lacrymogènes, […] ils tirent en l’air ou en direction du moteur […] et parfois […] ils laissent les gens bloqués [en mer dans des bateaux hors d’usage]». De nombreuses pratiques de ce type ont été citées dans une déclaration de décembre de plus de 50 groupes en Tunisie, et à nouveau en avril.

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SUDQUOTIDIEN

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