Jean-François Lhuillier, ex-DGSE: «Kadhafi a été abattu et la Libye abandonnée aux forces prédatrices»
C’est un habitué du silence et même du secret qui s’exprime ce matin sur RFI. Jean-François Lhuillier a été chef de poste des services secrets français, la DGSE, en Libye de 2009 à 2012. Il fait partie de ces hommes de l’ombre qui ont informé les gouvernants français sur le contexte libyen avant, pendant et après la chute de Mouammar Kadhafi. Il vient de publier un livre de mémoires. Et ne soutient pas, loin de là, les options que les politiques parisiens ont retenues sur le dossier libyen.
RFI : Jean-François Lhuillier, avec votre ouvrage, on entre dans les coulisses politiques de la crise libyenne avec cette scène notamment : alors que les troubles commencent en Libye en février 2011, vous êtes appelé – et c’est inespéré – par l’un des hommes les plus puissants du régime, le beau-frère du guide, Abdallah Senoussi, qui vous demande l’aide de la France…
Oui, les premiers signes de craquement débutent en Cyrénaïque, à Benghazi. Senoussi à ce moment-là, je crois, il ne sait pas comment sortir de cette situation qui lui échappe. Effectivement, il m’appelle et il demande l’aide de la France.
Mais donc Senoussi ignore tout de ce que seront les orientations de la France par la suite ?
Bien sûr. Non seulement il l’ignore, mais nous aussi on l’ignore !
Votre conviction, à cette époque – et aujourd’hui encore manifestement puisque c’est ce que vous exprimez dans votre livre – c’est qu’on n’a pas eu de « révolution libyenne » mais un soulèvement armé en Cyrénaïque, dans l’est de la Libye, qui à ce moment-là était soutenu par une intervention internationale ?
Oui, c’est très exact. Il n’y a pas eu de révolution libyenne. J’étais sur le terrain donc j’avais les sources un petit peu dans tous les niveaux de la société. Bien sûr qu’il y avait des foyers de mécontentement, mais ça ne prenait pas une ampleur incroyable.
Quelle est la dynamique de ce qui s’est passé dans ce cas, si ça n’est pas une révolution libyenne ?
La Cyrénaïque a toujours eu, par rapport à Tripoli, un reflex presque d’indépendance. Et les islamistes évidemment jouent sur cet aspect-là, les islamistes sont très bien implantés, très forts là-bas. Et donc tout ça, ça s’agrège et les mécontentements explosent.
La France va donc prendre résolument le parti des insurgés. Vous allez au fil des jours devenir vous-même témoin et même acteur de cette aide. Comment se traduit-elle cette aide, concrètement ?
La France envoie des armes aux rebelles. C’est la principale aide qu’on apporte aux rebelles en fait : armes et munitions. C’est le service action qui met en œuvre ça. C’est-à-dire que le service action est chargé de former les rebelles sur le plan militaire.
Vous racontez également la présence du Qatar sur le terrain, qui fournit une aide conséquente, le Qatar qui pousse des acteurs ayant, eux, un agenda islamiste très clairement ?
Très clairement : oui, absolument. Pas seulement le Qatar, il y a les Emiriens qui sont sur le terrain également. Et d’ailleurs le service action est au contact au départ des Emiriens. Les Qataris, au départ, sont davantage en Cyrénaïque et viennent s’implanter dans le Djebel Nefoussa où sont les Emiriens mais un peu à part. Et effectivement, le Qatar mise notamment sur Abdelhakim Belhadj qui est un ancien émir du GICL [Groupe islamique combattant en Libye, Ndlr].
Comment est-ce que votre hiérarchie, comment est-ce que les autorités françaises voient cet engagement de l’allié qatari et des Émiriens en faveur des islamistes ?
Ecoutez, je n’ai pas de réponse à cette question, je ne suis pas dans leur tête. Ils savent très bien que le Qatar a toujours soutenu les islamistes. Ils ont effectivement une aide plus ou moins directe d’ailleurs, à tous les groupuscules islamistes. Nos politiques, je pense, le savent bien.
Et laissent faire ?
Et laissent faire. Vous savez c’est ce qu’on peut peut-être appeler la realpolitik, je n’en sais rien. Mais c’est un jeu dangereux, je suis d’accord avec vous.
Dans les toutes dernières pages de votre ouvrage vous marquez justement une certaine déception sur les conséquences de cet engagement international contre le leader libyen. Vous écrivez « Kadhafi a été abattu et la Libye abandonnée aux forces prédatrices, obscurantistes, religieuses ou mafieuses »…
C’est vrai, c’est d’une tristesse infinie. Les conséquences de cette désastreuse expédition en terre libyenne n’ont pas été vues, ou alors l’ont été mais alors c’est encore plus cynique. Bref c’est un désastre total pour ce pays, vous voyez dans quel état il est aujourd’hui, et pas seulement pour le pays !
Alors justement vous êtes chef de poste de la DGSE en Lybie de 2009 à 2012. Vous travaillez sur la lutte contre le terrorisme. Est-ce que vos sources vous permettent de pressentir le potentiel de déstabilisation qu’il y a dans la chute du régime libyen ?
Avant la chute du régime libyen, le service, effectivement, est très inquiet de la montée du terrorisme. Et ça, c’est de la situation avant. Et puis les évènements arrivent, et donc là effectivement le problème c’est la diffusion des armements, la dissémination des armements qui s’en est suivi quasiment immédiatement parce que les arsenaux libyens, qui étaient plus ou moins gardés – plutôt moins que plus d’ailleurs – sont devenus ouverts à tout vent. Et les islamistes sont venus se servir et voilà.
Vous prenez au final la défense de la DGSE en indiquant qu’elle a fourni au pouvoir politique toutes les informations nécessaires. Est-ce que c’est une façon de dire que le pouvoir politique, passée l’élimination de Kadhafi, n’a pas su utiliser ce que lui faisait remonter les services ?
Ou bien il l’a utilisé en fonction de ses propres critères, en toute connaissance de cause. On ne peut pas l’exclure. Mais, effectivement, je loue le travail de la DGSE parce que c’est un travail qui me semble complet. Maintenant vous savez, les politiques font leur choix, la DGSE n’est pas leur seule source de connaissance. Donc ils font des choix en fonction de leur vision. Alors, maintenant, faut savoir la qualité de la vision en question. Les faits jugent à notre place.