En conférence à Vienne : Dr Babacar Diop donne les 4 axes de la dignité africaine

Chers camarades progressistes d’Europe et du Monde,
Permettez-moi de remercier le Parti de la Gauche européenne (Pge) de m’avoir invité à participer à son VIIème Congrès. Cette réunion internationale est la manifestation d’une véritable solidarité Nord-Sud. La politique doit servir à rassembler et non à diviser, à inclure et non à exclure, à semer les graines de la paix et non de la guerre ou de la vengeance. En vérité, la politique que soutient notre mouvement international sert la vie. Elle vise à créer et développer la vie, à produire et à reproduire la vie, à protéger et à sauvegarder la vie. Nous nous plaçons dans cette posture au moment où la politique de l’économie néolibérale que nous combattons, est l’expression de la nécro-politique (la mort de la politique), car elle est suicidaire et conduit à un génocide de notre humanité. Aujourd’hui, la doctrine du «laissez-faire» se réduit à celui du «laissez-mourir» qui, en réalité, signifie : celui qui ne peut payer avec son argent doit payer avec son sang. Cette politique mortifère est à la base du génocide social de millions de gens en Afrique, en Asie et en Amérique latine et ailleurs dans le monde.
Je viens de l’Afrique, la Nation la plus pauvre du monde, mais qui aspire à la dignité. Ce soir, ici à Vienne, je porte la voix des peuples africains qui veulent marcher vers la démocratie et la souveraineté. Je parle au nom de la jeunesse africaine qui lutte pour le changement, pour accéder à une seconde émancipation après celle ratée des années 1960. Notre jeunesse occupe héroïquement les places publiques, symboles des luttes nouvelles pour la démocratie : la Place Tahrir en Egypte, la Place Bardo à Tunis, la Place Maurice Audin à Alger, la Place de la Révolution à Ouagadougou, la Place de la Victoire à Kinshasa, la Place de l’Obélisque à Dakar et le Monument de l’Indépendance à Bamako. La contestation de la jeunesse est une grande source d’espoir pour un monde de justice et de paix.

Chers camarades,
L’Afrique est encore fortement marquée par la violence de la domination néocoloniale qui est économique, culturelle, écologique et militaire ; d’où la nécessité et l’urgence de bâtir un nouveau projet de libération pour nos peuples opprimés et persécutés. L’Afrique subit encore la stagnation, la pauvreté, la misère, la maladie, la faim et des inégalités criardes. Nous sommes encore secoués par le recul de la démocratie et des droits humains, la corruption de nos dirigeants, la surexploitation de nos ressources naturelles par les puissances étrangères et l’émigration clandestine avec son lot de violences macabres. Les images de la traversée des barbelés de la mort au Maroc et les milliers de pirogues en destination de l’Europe ont ému toutes les consciences justes. Tout cela montre que nous sommes une grande communauté de victimes et c’est la raison pour laquelle nous voulons reconquérir notre dignité emprisonnée. Mais nous savons et sommes conscients qu’il n’y a que la lutte qui libère.

La situation socioéconomique des Africains au Sud du Sahara devrait interpeller la conscience de tous les progressistes du Monde. Selon les données de la Banque mondiale, 38% de cette population africaine vit avec moins 1,90 dollar par jour. Comparativement, ce ratio est de 16,7% en Asie du Sud et 4,8% en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. En outre, nous devons souligner -pour le dénoncer vigoureusement- que depuis 2000, la dette des pays de l’Afrique subsaharienne a substantiellement augmenté vis-à-vis des pays occidentaux et de la Chine. Aujourd’hui, la dette totale de cette sous-région a atteint les 700 milliards de dollars et ne cesse de s’accroître avec le temps. Autrefois, le vieux Abraham Lincoln, un grand progressiste américain, disait à propos de l’esclavage : «Si l’esclavage n’est pas injuste, rien n’est injuste.» De la même manière, nous soutenons que si la dette africaine n’est pas injuste, rien n’est injuste. Cette question de la dette est devenue une question d’équité intra et intergénérationnelle, notamment en raison de son devenir dans nos économies. En réalité, la dette, le plus souvent, sert d’instrument de domination pour les pays occidentaux et entretient des régimes antidémocratiques.
L’Afrique est un continent riche. La nature généreuse a doté nos pays de beaucoup de ressources naturelles dont le potentiel est à ce jour sous-estimé. Toutefois, les Africains subsahariens tirent seulement de leurs ressources des bénéfices équivalant à 6,8% de leur Pib. Les ressources minières, minéralières, pétrolières, gazières, forestières, hydrauliques et halieutiques qui sont exploitées profitent très peu aux populations africaines. Ces ressources enrichissent les entreprises étrangères pendant que les populations s’enfoncent dans la pauvreté et dans une misère inacceptable. Depuis 1945, plusieurs pays africains de l’Ouest et du Centre partagent une monnaie coloniale initialement appelée le Franc des colonies françaises d’Afrique. Elle a par la suite été rebaptisée le Franc de la communauté financière africaine. Cette monnaie est l’expression la plus achevée que l’impérialisme français est encore une réalité dans notre continent. Quinze pays africains (près de 200 millions d’Africains) subissent la répression monétaire de la France, l’ancienne puissance coloniale. La réforme annoncée de basculer vers une monnaie unique des quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) appelée Eco ne servira encore et pour toujours que les intérêts de la France. La monnaie Eco qui sera mise en place avec la nouvelle proposition de la France, et qui est différente de l’accord monétaire convenu par les pays membres de la Cedeao pour une monnaie régionale commune, ne sera que l’Eco de la servitude et de la domination. Cette version de l’Eco sera toujours garantie par l’Union européenne avec une parité fixée à l’Euro (1 Euro=655 FCfa). En définitive, la nouvelle version de l’Eco proposée par la France ne sera que l’expression d’une nouvelle forme de l’esclavage économique que les Africains doivent impérativement rejeter car ne correspondant pas à une politique monétaire viable pour les Africains.

Chers camarades,
Nous sommes ici pour partager avec le monde notre nouvelle expérience de reconstruction d’une utopie africaine : un nouveau projet de libération des peuples africains. En vérité, nous luttons pour une seconde émancipation, après celle ratée des années 1960. Nous sommes engagés à élaborer une nouvelle stratégie africaine vers le socialisme du XXIe siècle. Cette nouvelle stratégie ne sera pas imposée du dehors. Elle partira de l’Afrique et se nourrira des réalités africaines ; elle sera une stratégie de l’Afrique, par l’Afrique et pour l’Afrique. Notre stratégie africaine de reconstruction d’un nouveau projet de libération va se baser principalement sur quatre axes :

1- Démocratiser, c’est-à-dire que nous devons instaurer, élargir et approfondir la démocratie. Il nous faut sortir du piège de la démocratie de basse intensité qui se réduit à l’organisation d’élections souvent truquées. L’une des erreurs de la gauche au XXème siècle a été de ne pas souvent mettre au premier plan les libertés politiques. Elles sont importantes et fondamentales. Il n’y a pas de société socialiste sans la démocratie et le respect des droits fondamentaux. L’avenir de notre continent est dans la voie de la démocratie et non celle des militaires et des coups d’Etat. La révolution à laquelle nous appelons sera éminemment démocratique. L’imaginaire démocratique doit rentrer dans l’imaginaire de l’émancipation sociale.

2-Démarchandiser, c’est sortir de l’Etat néocolonial pour construire un nouvel Etat national, démocratique et social qui garantit les droits économiques, sociaux et culturels pour tous. En vérité, les services sociaux de base doivent être protégés. Le tout marché conduit à un génocide de nos peuples. Tout n’est pas marchandise dans la manière dont nous concevons l’humanité. En vérité, l’économie doit être organisée pour être au service du social et non l’inverse. L’Etat social que nous préconisons défend la reconnaissance de droits fondamentaux (individuels et collectifs) : une éducation publique gratuite et obligatoire, un service public de santé universelle, une sécurité sociale assurée aux travailleurs et retraités, le droit à l’eau, à la terre, à la souveraineté alimentaire et médicale, aux ressources naturelles, à la biodiversité et aux forêts. Dans cette nouvelle forme d’organisation sociale, il sera proscrit toute forme de précarisation du travail, car le salaire est plus que ce que l’individu reçoit à la fin du mois ; c’est avant tout une question de dignité. Il s’agira toujours de dignifier le travail car la finalité réside dans la satisfaction du bien-être des humains.

3- Ecologiser, c’est pour nous, considérer que les ressources naturelles sont épuisables. Le modèle de développement dominant basé sur le productivisme qui ne préserve pas l’environnement est dangereux pour nos sociétés. Il se traduit souvent par l’appropriation et la pollution de l’eau, l’expulsion de milliers de paysans de leurs terres ancestrales, la déforestation et destruction de la biodiversité. La croissance économique n’est pas une solution à tous nos problèmes. Toute croissance n’est pas bonne. C’est pourquoi, nous préconisons une exploitation limitée de ces ressources afin de protéger la nature. Notre planète est le lieu par excellence où se déroule la vie, toute menace sur la planète est une menace sur la vie, une menace sur l’homme. Descartes a eu tort de présenter l’homme comme «maître et possesseur de la nature». Il nous faut sortir de ce paradigme traditionnel qui peut conduire à un suicide collectif qui hypothéquerait le droit à la vie des générations futures. L’homme doit collaborer avec la nature dans une nouvelle forme de solidarité horizontale pour permettre à la vie de se poursuivre à travers les générations futures.

4- Décoloniser, car l’impérialisme est encore une réalité dans le monde et en Afrique. La lutte contre cet impérialisme doit se poursuivre de manière méthodique ; c’est elle seule qui pourra nous permettre d’atteindre la dignité de notre peuple. Nous devons lutter contre l’impérialisme économique, militaire, culturelle et monétaire. Les multinationales participent à l’asservissement de notre continent ; elles surexploitent nos ressources naturelles et entretiennent la dette qui est une nouvelle manifestation de l’asservissement du continent. La présence militaire de la France dans le Sahel et dans beaucoup de pays africains témoigne que les indépendances tant proclamées ne sont que de façade. Chez nous en Afrique francophone, la France reste le grand maître alors qu’elle devrait être un partenaire de co-développement. Pour mener cette lutte, la solidarité avec les pays du Sud est nécessaire.

La véritable stratégie africaine de reconstruction d’un nouveau projet progressiste devra partir aussi de la décolonisation de la gauche des carcans de l’euro-centrisme. Certes, le concept de gauche est né en Occident, mais nous trouvons des expériences et des pratiques de gauche dans toutes les sociétés humaines. Il s’agit pour nous d’ancrer notre stratégie dans nos réalités africaines : valoriser les expériences, les pratiques et les épistémologies qui émergent du Sud, et qui pendant longtemps ont été négligées et reléguées au second plan. C’est cela que nous appelons «apprendre du Sud», car ce dernier est porteur de progrès dans beaucoup de domaines.

C’est pourquoi, notre stratégie prend son point de départ dans notre propre imaginaire. Nous avons voulu lui donner des racines historiques et culturelles. Nous nous sommes inspirés du père du Cinéma africain, l’écrivain sénégalais,, Sembène Ousmane, à travers son livre et son œuvre cinématographique : Guelwaar. Pour nous, Guelwaar est le symbole par excellence du patriote incorruptible, engagé à servir son peuple jusqu’à la tombe. Il finit en martyr de la démocratie et de la lutte pour la dignité des peuples. Notre révolution démocratique prend sa source dans le discours radical de ce héros de l’espoir. Sa parole indique le chemin de la nouvelle émancipation que nous voulons tracer en Afrique : «L’index pointé à l’horizon, c’est pour indiquer le chemin à un étranger. Les cinq doigts réunis, paume ouverte à un étranger, c’est mendier. C’est ce que nous faisons [les dirigeants africains].» (Sembène, O., Guelwaar, 1996 :139-140). Désormais, nous refusons de mendier pour vivre. L’aide au développement n’a fait que nous enfoncer dans la pauvreté. Le héros de Sembène Ousmane, Guelwaar, fait le procès des dirigeants africains empêtrés dans la corruption endémique et incapables de penser des voies innovantes et révolutionnaires pour sortir l’Afrique de la sujétion avilissante de l’aide au développement : «La sècheresse, la famine, les maladies ne sont pas des opprobres. L’opprobre, c’est lorsque ceux qui nous gouvernent ne sont pas capables de prévoir l’affrontement de la nature. L’opprobre c’est encore […] lorsque tout un peuple attend qu’un autre peuple le nourrisse, l’habille, le soigne. Et ce peuple de mendiants comme nos dirigeants, n’auront qu’un seul mot à se répéter de génération en génération : Jerejef !… Jerejef [Merci, Merci].» (Guelwaar, 1996 :140).

Chers camarades, notre génération est décidée à mettre fin à la longue chaîne de servitude qui condamne tout un continent à dépendre d’autres pays. Ce soir, nous pointons l’index à l’horizon pour indiquer la nouvelle voie de l’Afrique : c’est un chemin qui mène à la liberté, à la démocratie et à l’émancipation. La dignité de notre peuple (qui est son sang, celui de ses héros et de ses martyrs) n’est pas matière à commerce.
Progressistes de tous les pays, unissons-nous !

Babacar DIOP
Maire de la Ville de Thiès
Secrétaire Général de Forces démocratiques du Sénégal (Fds-Les Guelwaars)
Discours au VIIème Congrès du Parti de la Gauche Européenne (PGE)

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