Nucléaire: Poutine a-t-il vraiment une ligne rouge?
Finalement, Poutine n’est-il qu’un ours de papier? C’est ce dont le président ukrainien veut convaincre l’Occident, alors que les représailles que Poutine menace de lancer ne se matérialisent toujours pas. Une manière, pour lui, d’espérer une aide matérielle qui ne s’assortirait pas de limitations d’usage. Volodymyr Zelensky veut convaincre ses alliés que Poutine n’a plus de “ligne rouge”, et il doit le faire maintenant, car l’horloge tourne, pour l’Ukraine.
Erwin Verhoeven, Matthias Bertrand – Source: HLN
L’Ukraine a détruit le troisième et dernier pont sur la rivière Seïm, près du village de Karyzh, dans l’oblast russe de Koursk, après ceux de Zvannoye et de Glushkovo. Un millier de soldats russes se retrouvent désormais coincés entre la frontière ukrainienne à l’ouest, la rivière au nord, et le territoire russe contrôlé par les Ukrainiens à l’ouest, depuis une offensive surprise et surtout laissée sans opposition organisée depuis deux semaines.
Des Russes coincés dans la poche
La destruction des trois ponts semble indiquer que les Ukrainiens veulent encore nettoyer cette poche et faire de nouveaux prisonniers. Pendant ce temps, plus à l’est, les troupes de Kiev s’installent. Selon le président ukrainien Zelensky, l’armée ukrainienne occupe déjà plus de 1.250 km² de territoire russe avec environ 92 villages. Il a évoqué de la création d’une “zone tampon”, qui permettrait de protéger le territoire ukrainien proprement dit des frappes russes. Cela veut donc dire que ses troupes n’envisagent pas de se retirer à court terme, et qu’elles attendent de voir ce que la Russie pourra bien répondre à cette attaque. On estime que l’Ukraine dispose de 8.000 à 10.000 soldats bien armés dans la région. Pour les repousser, Moscou a besoin d’au moins le double.
Depuis deux semaines, on spécule beaucoup sur les véritables intentions de Kiev. Alléger la pression russe ailleurs sur le front en obligeant Moscou à y retirer des troupes? Remonter le moral de ses propres soldats et de la population? Avoir un atout supplémentaire en main au moment de s’asseoir à la table des négociations, d’autant plus si l’élection de Trump remet en cause l’aide américaine? Ou un peu de tout cela?
Une ligne rouge à géométrie variable
Depuis lundi, une autre possibilité est apparue; un coup de poker politico-militaire auquel nous sommes désormais habitués avec le président ukrainien. Zelensky pourrait bien avoir voulu apporter la preuve que l’ours russe grogne beaucoup, mais ne griffe jamais. Dans un discours adressé à un groupe d’ambassadeurs lundi, le président ukrainien a souligné que les représailles pour avoir franchi ce que le président russe Poutine a maintes fois qualifié de “ligne rouge” n’ont pas encore eu lieu.
“Le concept naïf et trompeur de ces soi-disant lignes rouges, qui dominait l’évaluation de la guerre par certains partenaires, s’est effrité ces jours-ci quelque part près de Soudja”, a insisté Zelensky. À son crédit, beaucoup de livraisons d’armes occidentales, les canons à longue portée, les chars, puis les avions, avaient été présentées comme des lignes rouges par Poutine. Le président russe promettait à chaque fois les pires représailles. Et elles ont toutes été franchies sans qu’il riposte. Le président ukrainien en a donc profité pour réitérer sa demande d’autorisation d’utiliser certaines armes occidentales plus en profondeur sur le territoire russe.
Et pourtant, des menaces, les Russes n’en ont pas été avares, et ce, dès le début de l’invasion, le 24 février 2022. Le lancement de “l’opération militaire spéciale” s’accompagnait d’un avertissement aux Occidentaux: “Quiconque tente de nous arrêter doit savoir que la réaction de la Russie sera immédiate et entraînera des conséquences que vous n’avez jamais connues dans votre histoire.”
Depuis, à 23 reprises en 2022 et encore 15 en 2023, Poutine a menacé l’Occident de terribles représailles. Et c’est sans prendre en compte les élucubration de Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de sécurité de Russie qui semble plus souvent ivre que sobre. Depuis qu’il a créé son compte Telegram en mars 2022, les menaces nucléaires y défilent en rafales: à plus de cinquante reprises durant les deux premières années de guerre, dont dix fois rien qu’en mars 2023.
Ceux qui crient trop souvent “arrêtez-moi ou je fais un malheur” finissent par perdre toute crédibilité. Et Poutine ne peut même plus exploiter politiquement le fait que les véhicules blindés fournis par l’Occident (et l’Allemagne!) sont entrés en Russie. Qui plus est dans la région de Koursk, théâtre d’une bataille de chars décisive en 1943 face à l’armée allemande. À force d’évoquer l’apocalypse à tout bout de champ, ses menaces n’ont plus rien de dissuasif. Même en cas d’attaque contre le territoire russe, il parait clair qu’il ne peut pas, et ne veut pas, joindre l’acte à la parole.
“Midnight in Moscow”
En tout cas, John J. Sullivan, ambassadeur des États-Unis à Moscou de 2020 à 2022, en est persuadé. Il vient de publier aux États-Unis un livre très commenté, intitulé “Midnight in Moscow”. Dans ce livre, l’ancien ambassadeur affirme que les États-Unis ont trop tardé à prendre des décisions sur la fourniture d’armes à l’Ukraine, effrayés par ces soi-disant lignes rouges évoquées par le maître du Kremlin. “C’était une erreur. Jusqu’à présent, aucune des armes fournies n’a entraîné une réaction sévère de la Russie. Pas même l’incursion de l’Ukraine dans la région russe de Koursk, que Poutine considérait vraisemblablement aussi comme une ligne rouge.”
Selon Sullivan, l’absence de réaction de Poutine à la neutralisation de la flotte russe de la mer Noire aurait dû nous ouvrir les yeux. “Le fait que les Ukrainiens, avec l’aide de systèmes d’armes occidentaux, aient pu repousser la marine russe de Crimée sans provoquer une réaction catastrophique de la part des Russes prouve que nous avons surestimé la probabilité que Poutine fasse quelque chose de catastrophique. J’ai toujours pensé qu’il était extrêmement improbable qu’il utilise des armes nucléaires. L’inquiétude concernant une ligne rouge de Poutine ne devrait pas être un facteur dans notre prise de décision. Car Poutine considère déjà qu’il est en guerre avec les États-Unis et que nous sommes un ennemi de la Fédération de Russie. Pas un concurrent, pas un adversaire, mais un ennemi, et il nous traite comme tel. Mais il ne veut pas de guerre nucléaire avec les États-Unis. Personne de sensé ne le voudrait, et Poutine n’est pas fou.”
Le fait que Zelensky veuille en convaincre ses alliés en ce moment précis n’est pas un hasard. Le temps presse pour l’Ukraine. Et les esprits semblent prêts à comprendre le bluff de Poutine.