Jamaï Aboubakr: «La France a toujours été le bouclier du Maroc au Conseil de sécurité» de l’ONU
(RFI) Après avoir résisté pendant longtemps, la France vient de rejoindre les nombreux pays occidentaux qui ont décidé de s’aligner sur la position marocaine concernant le Sahara occidental, dans une lettre envoyée par Emmanuel Macron au roi Mohammed VI. Qu’est-ce qui a poussé le président français à changer son fusil d’épaule ? Quelles conséquences sur ses relations avec le Maroc et l’Algérie ? Jamaï Aboubakr, spécialiste du Maghreb et professeur des relations internationales à Aix-en-Provence, estime que c’est un grand pas, mais pas encore suffisant. Il est l’invité d’Esdras Ndikumana.
RFI : Jamaï Aboubakr, l’information a été confirmée ce 30 juillet 2024 à l’occasion de la Fête du Trône au Maroc : la France s’aligne désormais sur la position marocaine sur le Sahara occidental. Peut-on parler d’une grande victoire pour la diplomatie marocaine ?
Jamaï Aboubakr : C’est certainement une victoire. Mais de là à l’appeler « une grande victoire », je serais un peu plus circonspect. D’abord, pour moi, ce n’est pas un changement extrêmement important de la position française, parce que la France a toujours été le bouclier du Maroc au Conseil de sécurité. À chaque fois que le Maroc voulait faire évoluer une situation en sa faveur, le premier pays qui le défendait, c’était la France, a commencé d’ailleurs par le plan d’autonomie.
Le deuxième point qui est très important : il faut lire ce qu’a dit Macron dans sa lettre jusqu’au bout. Il parle du fait que le cadre de la résolution du conflit reste le processus onusien et il parle d’une solution négociée. C’est-à-dire que ça aurait été un véritable changement si demain, la France, présente un projet de résolution au Conseil de sécurité onusien en demandant le rejet de l’autodétermination. Là, je dirais « oui », il y a une vraie évolution.
La France avait pendant longtemps refusé de franchir ce pas. Qu’est-ce qui explique aujourd’hui que ce pas en avant soit fait ?
Je pense que la pression marocaine a joué. Je pense que le fait que la diplomatie marocaine est devenue beaucoup plus dure dans sa défense du plan d’autonomie et de la souveraineté marocaine sur le Sahara, pour ne pas dire agressive – mais bon, ça, ça peut se comprendre – a joué. Je pense que la France est en recul diplomatique en règle générale en Afrique, notamment par rapport aux pays du Sahel, que le Maroc a toujours été un allié indéfectible de la France, et il y a une connivence régime-régime qui commençait à s’amenuiser et à dépérir ces dernières années, en raison des mésententes, des incompréhensions qui s’accumulent depuis le début des années 2010, je dirais. Il était important pour la France de maintenir des relations solides avec le Maroc pour ces raisons-là.
Est-ce qu’il n’y a pas également des intérêts économiques en jeu ?
Oui. Alors c’est un aspect important. Je vous donne un exemple très simple : le Maroc est très fier de parler de l’évolution de son économie vers plus d’industrialisation. Et cela porte un nom et un seul : c’est l’industrie automobile. Or, qui sont les deux entreprises qui permettent au Maroc justement d’avoir un tel développement dans son industrie automobile ? C’est Renault et Stellantis qui sont des entreprises, pas totalement françaises, mais très françaises. L’interpénétration entre le capitalisme français et le capitalisme marocain est très forte, à commencer par le roi lui-même. Vous savez que le roi est en affaires avec l’État français, lui en tant que personnage privé. Donc, si vous voulez, il y a une telle interpénétration d’intérêts, et notamment aux bénéfices des Français, qui faisait que la France avait besoin de maintenir cette relation.
Est-ce que cette décision ne signifie pas que Paris a décidé de sacrifier, quelque part, sa relation avec Alger ?
Je ne pense pas que la France peut se permettre de sacrifier sa relation avec l’Algérie, parce que l’Algérie est un pays qui est « plus riche » que le Maroc, par définition, grâce au gaz et au pétrole. Je ne parle même pas des liens historiques, mais même des liens d’aujourd’hui, la communauté algérienne en France… Tout ça fait que, même si les relations ne seront probablement pas aussi bonnes qu’elles sont même aujourd’hui avec le Maroc, je ne pense pas que les preneurs de décisions à Paris puissent agir comme si l’Algérie était un pays perdu pour eux d’un point de vue économique, diplomatique, même si c’est une relation qui est extrêmement difficile avec un régime algérien qui est autrement plus revêche.
Je pense que leurs intérêts leur commandent d’essayer de maintenir un minimum d’équilibre. Donc, je ne pense pas que les Français puissent raisonner de façon binaire : à savoir ou c’est le Maroc ou c’est l’Algérie.
Est-ce qu’Alger ne risque pas de le prendre mal ?
Les Algériens vont évidemment le prendre mal. Ils l’ont déjà mal pris. Il faut quand même observer que les premiers qui ont annoncé ce virage, ce sont les médias officiels algériens qui ont parlé de ce revirement en France, avant le cabinet Royal marocain et avant la présidence française.
Le souhait des Algériens, c’est évidemment la République sahraouie, le Sahara occidental qui devient indépendant, etc. C’est l’évidence même. Donc, tout ce qui peut pousser à la roue en faveur de la position marocaine leur déplaît.
Est-ce que quelque part, le Maroc n’a pas bénéficié de la perte d’influence de l’Algérie au cours des dernières décennies ?
Je ne sais pas s’il y a une perte d’influence de l’Algérie, parce que si on devait parler par exemple de l’Afrique, il faut se rappeler que quand le Maroc a décidé de réintégrer ce qui est devenu l’Union africaine, cette décision a été prise basée sur l’idée que du moment que le Maroc va réintégrer l’Union africaine, les pays africains vont expulser la République sahraouie de l’Union africaine. Jusqu’à aujourd’hui, il y a eu quelques évolutions, mais elles restent marginales puisque les mastodontes géostratégiques de l’Afrique ne sont toujours pas du côté marocain et restent plutôt du côté de de la République sahraouie.