Bilan: la COP28 prendra-t-elle le virage attendu?

Par :Géraud Bosman-Delzon

Dresser un « Bilan mondial »

C’est la première mission de cette Conférence des Parties (COP) sur le changement climatique. L’Accord de Paris, qui pose depuis 2015 les bases des négociations climatiques, prévoit de faire, à partir de 2023 puis tous les cinq ans, le bilan des efforts accomplis depuis pour réduire les émissions de gaz à effets de serre. « Ce bilan sera la face émergée d’un travail herculéen qui s’est déroulé pendant ces deux dernières années », explique Lola Vallejo, directrice du programme Climat au groupe de réflexion Iddri. Plus de 1000 documents, des centaines d’experts, trois dialogues techniques entre près de 140 pays…

Ce bilan est réalisé à partir des Contributions déterminées au niveau national (CDN), c’est-à-dire les engagements volontaires des pays à réduire leurs émissions. Rien, juridiquement, ne les contraint à appliquer ces promesses d’efforts. Par ailleurs, le bilan qui sera dressé sera celui des « progrès collectifs », non par pays, et sera « non-prescriptif » : pas de sanction à attendre pour les « mauvais élèves ». Mais alors que des dégâts considérables se font sentir sous toutes les latitudes, ne pas essayer de tenir ses engagements ferait mauvais effet chez les partenaires dans l’arène des négociations. C’est du moins la stratégie poursuivie par l’ONU à travers la philosophie non contraignante de l’Accord de Paris. 

En réalité, le constat est déjà connu grâce au rapport de synthèse de l’ONU, issu des dialogues techniques et dévoilé en septembre : en progrès, mais doit beaucoup mieux faire. « L’Accord de Paris a d’une certaine façon marché parce qu’on a vu beaucoup de choses se passer depuis 2015 et qu’on a un plateau des émissions en vue », diagnostique Lola Vallejo, soit un pic de consommation des fossiles projeté pour 2030 selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Mais « la marche reste encore haute », enchaîne l’experte. Les émissions ont continué d’augmenter en 2023. Selon cette synthèse qui va servir de base aux négociations, si toutes les promesses faites par les États étaient réellement tenues, cela « mènerait à un réchauffement compris entre +2,4 et +2,6 degrés d’ici à la fin du siècle », voire entre +2,5 et +2,9°C selon les toutes dernières prévisions de l’ONU. Mieux qu’en 2010 certes (les engagements promettaient alors un réchauffement compris entre +3,7 et +4,8°C) mais loin de l’objectif totémique d’1,5°C. Or, chaque fraction de degré compte pour ralentir le changement climatique et ses effets sur près de la moitié de la population mondiale en situation de vulnérabilité selon le Giec. « Il est temps d’accélérer » les efforts « car la fenêtre de tir se réduit », alertait le rapport.

La deuxième mission du Bilan mondial est de préparer l’avenir : « les États se réunissent à la COP28 pour réfléchir sur la traduction politique de ce rapport technique », explique Lola Vallejo. Autrement dit, quelles décisions on prend pour permettre aux populations de vivre dans un climat qui change rapidement du fait des activités humaines. Il s’agira donc de préparer la révision des CDN de chaque État qu’ils devront livrer en 2025, en vue d’un deuxième bilan mondial prévu en 2028. « Or 2028 est si proche de l’échéance de 2030 à laquelle les États se sont engagés à atteindre le pic mondial d’émissions, qu’il faut tout faire pour réduire drastiquement les émissions entre 2023 et 2028. Après 2028, il sera trop tard », rappelle le Réseau Action Climat France.

Selon Simon Stiell, secrétaire général de la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC, la « mère des COP »), la COP28 « doit être un véritable tournant » car « nous sommes hors piste ». Le résultat idéal de l’état des lieux serait pour une feuille de route avec des « voies de solutions » qui conduisent à des actions immédiates. Du côté des militants, les attentes sont plus précises et concrètes : « Si tout va bien, le Bilan mondial sera un texte de décision à la COP28 où les États vont identifier ensemble où ils doivent faire mieux pour leurs prochains plans climatiques, prévoit Marine Pouget, responsable gouvernance internationale au Réseau Action Climat. Ca peut être par exemple que les États s’accordent pour mettre dans leurs prochains plans climat la sortie des fossiles pour tout le monde d’ici 2050. » Autres signes de progrès attendus par les ONG : la rehausse de la finance climat, un engagement des États à respecter davantage les peuples autochtones et l’engagement des femmes dans les décisions politiques dans les prochains plans climat, ou encore un encadrement plus étroit des secteurs privés et de la lutte contre l’éco-blanchiment.

Sortir des énergies fossiles

Agriculture, déforestation, océan, biodiversité, santé, alimentation, habitat, justice et droits humains, etc. : le champ environnemental est holistique. Mais, comme le rappelle Lola Vallejo, « l’énergie est le gros de la question », puisqu’elle conditionne l’ensemble en grande partie. La COP28 se déroule aux Émirats arabes unis, septième pays pétrolier. Son président, Ahmed al-Jaber, est aussi le patron de la compagnie nationale pétrolière, Adnoc, un conflit d’intérêt source de nombreuses critiques toute cette année. Paradoxalement, c’est le fait que la COP ait lieu au pays du pétrole qui a permis de placer ce sujet en pôle position des attentes, se réjouissent d’autres observateurs des négociations climatiques. Pour le moment, le monde prévoit de produire plus du double de la quantité d’énergies fossiles compatible avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C, selon un rapport du PNUE sorti en novembre. Les engagements actuels des pays mènent à 2% seulement la baisse des émissions mondiales en 2030, contre les 43E attendus pour avoir seulement 50% de chances de tenir le 1,5°C…

Réduction versus élimination. Des États (ils étaient 80 à Charm el-Cheikh, dont la France), poussés aussi par leurs sociétés civiles, voudraient voir le terme « sortie » progressive des énergies fossiles inscrite noir sur blanc dans une déclaration finale. Pour le moment, les mots « pétrole » et « gaz » ne figurent même pas dans les textes. Seul le « charbon » est mentionné depuis la COP26 (2021), et il n’est pas encore question de sa sortie, simplement de sa « réduction », terme arraché par l’Inde à la dernière minute du sommet. Car bien d’autres, notamment au Sud, revendiquent le droit au développement, garanti par les principes fondamentaux de la Convention-Cllimat, et pour cela de s’appuyer aussi sur les ressources naturelles de leurs territoires. C’est le cas de plusieurs pays africains, notamment.

L’Union européenne, ferme partisane de « l’élimination », reste toutefois divisée. Elle ne viendra pas à Dubaï avec une proposition de date de sortie précise. Par ailleurs, cette élimination ne vise que les émissions de gaz dites en anglais unabated, « sans dispositif d’atténuation », c’est-à-dire celles qui ne sont pas adossées à un système de captage de carbone, donc… la quasi-totalité. 

Ce petit adjectif est une merveilleuse illustration des batailles sémantico-diplomatiques. Difficilement traduisible, ambivalent même chez les anglophones !, il est, aux yeux de ses détracteurs et de nombreux spécialistes, une porte grande ouverte au recours massif des technologies controversées du captage et du stockage de carbone (CSC et CDR) et un moyen de perpétuer l’utilisation des fossiles. Ce pourquoi l’UE a associé à son mandat offensif des gardes-fous. « Ces technologies sont intéressantes, mais ne peuvent seules prendre en charge l’essentiel des émissions : il faut les réserver [aux secteurs, NDLR] qu’on ne sait pas décarboner autrement », déclarait mi-octobre la ministre française Agnès Pannier-Runacher, en droite ligne de ce que suggère le Giec dans son dernier rapport. En revanche, la présidence émirienne de la COP28 et globalement l’ensemble du secteur pétrolier promeuvent ouvertement « le déploiement accéléré » de « toutes les technologies disponibles ».

Ces technologies sont « susceptibles de devenir d’importantes « monnaies d’échange » dans la négociation, s’inquiète l’Iddri, avec certaines Parties qui demanderont probablement une expansion à grande échelle – ainsi que le laisse entendre la Déclaration des dirigeants du G20 et la vision de la présidence des EAU de la COP 28 –, présentant le risque majeur de retarder l’atténuation que l’UE dénonce. » « Il ne faudra pas céder aux sirènes des technologies de capture et stockage de carbone », prévient Arnaud Gilles, en charge des dossiers Climat et énergie à WWF, qui craint de voir ce terme d’unabated « essaimer un peu partout dans les textes ». « Si vous voulez parler sérieusement de séquestration de carbone, pérenne et de qualité, un plan a été adopté à Montréal l’année dernièreil engage des travaux de restauration des écosystèmes dégradés. C’est plutôt là que se trouvera la solution que dans une technologie incertaine et coûteuse, comme nous le rappelle le Giec. »

Les énergies renouvelables font aussi partie de cet éventail du techno-solutionnisme, mais sont beaucoup plus consensuelles et la feuille de route de la COP prévoit leur triplement d’ici 2030. Elles seront les vedettes vertes à Dubaï et une annonce en ce sens est probable à la COP. Avec le risque qu’elles servent de blanc-seing aux compagnies d’hydrocarbure pour garder leur coeur d’activité traditionnel. « Les compagnies pétrolières se présentent comme faisant partie de la solution et des signes de crédibilité un peu plus concrets leur seront demandés, indique Lola Vallejo, de l’Iddri. Beaucoup d’experts les questionnent sur le ratio d’investissements en énergies fossiles et en énergies propres. Ils insistent beaucoup sur le deuxième volet, alors que ça représente souvent moins de 5 à 10% de leurs investissements totaux. » Ainsi en est-il de l’hôte du sommet : les Émirats prévoient 54 milliards de dollars d’investissements dans les renouvelables sur sept ans, et… 150 dans ses projets d’extractions de gaz et de pétrole sur cinq ans.

« On ne pourra pas se satisfaire d’une ambition qui ne finit que par “augmenter la capacité des renouvelables” sans rien dire des énergies fossiles », martèle Arnaud Gilles. Le rapport de synthèse de l’ONU indique pour sa part qu’il faut tenir ensemble sortie des fossiles et développement des renouvelables.

Les ONG du climat, acteur officiel des négociations, sont attendues nombreuses et devraient faire de la sortie des combustibles polluants leur cri de ralliement. « Notre futur est attaqué par les énergies fossiles. Les dirigeants du monde doivent donc se lever et se battre pour une véritable action à la COP28 », plaide Mohamed Adow, militant, spécialiste énergétique et voix de la jeunesse du Sud lors des sommets climat.

Débloquer le financement

Le dossier de la finance climat, nerf de la guerre, est celui qui suscite le plus d’attente à chaque rendez-vous climat. Un pas considérable a été fait l’année dernière à Charm el-Cheikh avec la création d’un fonds dédié aux pertes et dommages, ces dégâts irréversibles causés par les effets du climat, une requête de 30 ans des petits États insulaires rejoints par toujours plus de pays à mesure du réchauffement.

Il s’agit désormais de remplir la coquille. Cinq réunions techniques d’un comité préparatoire ont eu lieu cette année. Un accord de compromis a finalement été trouvé le 4 novembre. Mais il ne contente personne, se désole Fanny Petitbon, experte du sujet à l’ONG Care France : « Ce texte a été accepté à contre-coeur par l’ensemble des pays, développés et en développement » et est « un revers pour la justice climatique »Alpha Kaloga, négociateur et porte-parole du groupe Afrique, a participé aux réunions, et confie à RFI la « position de frustration » des pays africains à l’aube de la COP après « des concessions sur des points considérés comme cardinaux » sans réciprocité. D’abord parce que la Banque mondiale hébergera le fonds pour quatre ans, au grand dam des pays en développement qui l’estiment aux mains des Occidentaux. Ensuite parce qu’il n’y a aucune obligation dans ce texte pour les pays historiquement émetteurs de gaz à effets de serre de contribuer à ce fonds : les pays développés sont explicitement exhortés à participer, tandis que les autres, non nommés, sont simplement encouragés de manière « volontaire ». Et pourtant, c’est encore trop pour les États-Unis qui souhaitent que ce mot concerne tout le monde. Selon le négociateur, le texte sera « sûrement rouvert » à la demande américaine pour potentiellement en ressortir affaibli. Le sujet de la contribution est « explosif », observe Fanny Petitbon sur RFI.

Ce dossier questionne aussi de manière frontale la place de la Chine : pays développé ou encore en développement ? Donateur ou bénéficiaire ? Sur ce texte, « tout va se jouer à Dubaï », conclut-elle avec un « énorme risque pour les 189 millions de personnes touchées en moyenne chaque année par les évènements climatiques extrêmes dans les pays en développement ». 

« Il est maintenant impératif que nous activions et capitalisions rapidement le fonds », a déclaré de son côté le sultan Ahmed al-Jaber, président de la COP28, à l’issue de la réunion du 4 novembre, car « le monde n’a pas besoin d’un compte bancaire vide » mais « d’un fonds opérationnel qui puisse réellement faire la différence ».

Cela tombe bien : dix jours plus tard, une étude du Climate Analytics estimait à 30 000 milliards de dollars les bénéfices engrangés par les 25 plus grandes compagnies pétrogazières entre 1985 et 2018. Parmi elles, les privées ExxonMobil, Shell, BP, les publiques saoudienne Aramco, russe Gazprom, mais aussi… émirienne Adnoc, dirigée par le même Ahmed al-Jaber. Ce groupe de réflexion international rapproche ce chiffre des dégâts causés dans le même laps de temps par leurs émissions : 20 000 milliards de dollars. « Ces majors auraient pu payer pour les pertes et dommages et quand même engranger 10 000 milliards de dollars », résume le rapport. Pour 2022, les gains réalisés par sept d’entre elles, 497 milliards, sont presque deux fois supérieurs aux dégâts causés par leurs émissions, 260 milliards.

À l’issue d’une rencontre avec le sultan émirien le 13 novembre à Bruxelles, Wopke Hoekstra, le commissaire européen à l’Environnement, a annoncé une « contribution substantielle » au fonds pertes et dommages.

À cela s’ajoute le serpent de mer de la finance climat : les 100 milliards de dollars annuels promis par les pays développés en 2009 pour 2020 pour accompagner le développement et la transition écologique des pays du Sud. Ils ne sont toujours pas rassemblés, 17 milliards manquent à l’appel. De surcroit, il s’agit de prêts et non de dons, ce qui n’est pas une solution pour des pays endettés. Ce dossier est depuis devenu une véritable couleuvre impossible à avaler par les pays du Sud, et qui contribue à l’animosité et l’incompréhension croissante. D’autant que ce chiffre est désormais considéré comme purement symbolique au regard des montants en réalité nécessaires, chiffrés à 2400 milliards par an d’ici à 2030 pour les pays du Sud par l’économiste Nicholas Stern et à 3000 milliards par an, selon une récente étude d’Oxfam, entre autres. « Un big-bang des financements climat est un impératif absolu », affirme Guillaume Compain, responsable Climat chez Oxfam.

Adapter la finance et les banques publiques aux défis climatiques contemporains en réformant le système financier international, Banque mondiale et FMI en tête : l’idée est sur la table depuis Glasgow et c’était le sens du sommet pour un Nouveau Pacte financier, en avril à Paris. Le secteur privé est fortement appelé à contribuer à l’effort général, en investissant, en créant des filières et en prenant des risques adossés aux banques publiques de développement. Parmi les pistes concrètes avancées : la mise en place d’une taxe de 10% sur les méga-profits des sociétés pétrolières afin de remplir le fonds pertes et dommages. C’est en tout en cas l’idée prônée par la Première ministre de la Barbade, Mia Mottley, et son bras droit, l’économiste Avinash Persaud, fers de lance de ce mouvement réformiste, ou encore Antonio Guterres : « Les barons des combustibles fossiles et ceux qui les soutiennent ont contribué à créer ce gâchis ; ils doivent soutenir ceux qui en souffrent. » Quant à la la France, elle défendra la contribution au fonds par « de vrais outils financiers alimentés par de la fiscalité ». L’Élysée dit explorer « toutes les options de taxation internationales », en particulier celle du fuel lourd pour les transporteurs martimes. Paris met également en avant les droits de tirage spéciaux du FMI, et un « package » devrait se conclure avec le Bangladesh à hauteur de deux milliards d’euros en DTS.   

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