Réforme judiciaire en Israël: la mobilisation de ce week-end «a donné un second souffle» à la contestation
La réforme judiciaire devrait être entérinée ce lundi par la majorité à la Knesset, malgré la contestation massive des Israéliens. Le chercheur Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël et auteur du livre « Israël et ses paradoxes » rappelle en quoi consiste cette loi controversée et pourquoi la mobilisation de ce week-end vient donner un second souffle au mouvement de contestation.
RFI : Pourriez-vous réexpliquer, précisément, en quoi consiste ce projet de loi et pourquoi il est autant décrié, critiqué ?
Denis Charbit : Le 1er novembre 2022, il y a des élections en Israël qui, pour la première fois, donnent une majorité absolue à des partis de droite et des partis religieux qui s’entendent sur ce qu’ils estiment être la « nécessaire réforme » de la justice. En fait, derrière cette expression, il faut entendre une réforme – certains disent même une contre-révolution – de l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif d’un côté et le judiciaire de l’autre.
C’est-à-dire que jusqu’à présent, la Cour suprême est autorisée, quand elle est saisie par des associations ou par des individus, à annuler des lois du Parlement et à annuler des décisions du gouvernement si elles ne répondent pas aux critères de légalité et de légitimité telles qu’elles sont fixées par la loi.
Moins de six jours après [la formation du gouvernement], le ministre de la Justice annonce un train de réformes. Et [celles-ci] visent à réduire, pour ne pas dire annuler, en tout cas à neutraliser très clairement l’autorité de la Cour suprême, pour ce qui est d’annuler des lois ou des décisions du gouvernement, des ministères, ou même des municipalités – le champ est assez large, il couvre tout ce qui relève de l’autorité publique. Cette réforme supprimera le recours qu’avait la Cour suprême d’annuler une décision de ces autorités-là, au prétexte qu’elles sont déraisonnables. C’est-à-dire des décisions qui dépassent « l’entendement ».
Très vite, la rue s’est mobilisée…
Dans un premier temps, il y a eu des manifestations qui ont duré de janvier, dont quelques jours après l’annonce publique de ce train de réformes, jusqu’au mois de mars et qui ont conduit, à ce moment-là, le Premier ministre Benyamin Netanyahu à interrompre la législation. C’était passé en commission parlementaire, c’était passé en première lecture, il ne manquait plus que la deuxième et troisième lecture. Cela a été suspendu pour donner la place à des négociations entre l’opposition et des représentants du gouvernement en vue de trouver un accord, un large accord, un large consensus. Ces négociations ont été interrompues à la mi-juin. Et depuis la mi-juin, le Premier ministre et sa coalition avait annoncé qu’ils se donnaient jusqu’aux vacances parlementaires, donc jusqu’au 31 juillet, pour voter au moins une loi jusqu’au bout. Et aujourd’hui [dimanche], et demain commence le débat au Parlement pour décider de voter le texte en deuxième et en troisième lecture.
Benyamin Netanyahu et ses alliés ont les voix pour faire voter cette loi. Donc le plus probable à ce stade, c’est que lundi soir, cette loi soit adoptée…
Exactement. On ne s’attend pas à des dissidences au sein de la coalition. Il y a trois ou quatre députés au moins qui se posent beaucoup de questions. Parce que quand vous avez des centaines de milliers d’Israéliens qui sont dans les rues, et notamment des élites et des élites militaires et économiques en particulier, certains députés de la coalition disent « il faudrait peut-être arrêter ». C’est ce que demande d’ailleurs le ministre de la Défense, qui est très inquiet de la menace que des réservistes font planer en disant : « si cette loi est votée lundi, nous, à partir de mardi, on refusera toutes demandes de mobilisation nécessaires à notre entraînement au sein de l’armée israélienne. »
On n’a jamais vu ça dans l’histoire d’Israël, autour de ce que beaucoup d’entre nous considérons comme un « changement de régime ». Tout le monde dit que si cette loi passe demain, Israël deviendrait une sorte de « dictature non-officielle ». À partir du moment où il n’y a plus de contrôle judiciaire, ça ressemble à un régime autoritaire.
Les opposants ont réalisé une démonstration de force ce week-end, avec cette marche entre Tel-Aviv, Jérusalem et d’autres points du pays. À quoi pourra ressembler l’avenir de ce mouvement de contestation ?
En fait, la date fatidique, ce n’est pas ce lundi. En admettant que demain, on vote cette loi, il y a encore une Cour suprême qui existe selon des principes qui n’ont pas encore été modifiés. Cette Cour suprême va se prononcer inévitablement sur cette loi. Et la vraie crise, ce ne sera pas demain. La vraie crise – institutionnelle –, c’est si dans huit jours, quinze jours, trois semaines, lorsque la Cour suprême devra se prononcer sur cette loi, elle dit « cette loi, votée par la Knesset, nous l’annulons ». Alors là, on va vers une confrontation avec le gouvernement. Un gouvernement qui devra décider : soit on s’incline devant l’arrêt de la Cour – comme c’est en général le cas depuis qu’elle existe –, soit on décide qu’on va jusqu’au bout. Si la Cour suprême dit qu’elle est légale, à ce moment-là, on ne sait pas trop ce que deviendra ce mouvement de protestation.
D’ici là, est-ce qu’il y a un risque d’essoufflement du mouvement de contestation, ou est-ce que l’ampleur de la mobilisation de ce week-end peut aussi lui donner une forme de second souffle ?
C’est vrai que quand Netanyahu, au mois de mars, a décidé l’interruption du processus législatif, les manifestations ont continué. Mais elles rassemblaient beaucoup moins de monde. Là, depuis huit ou quinze jours environ, puisqu’on s’approche de la date fatidique de cette législation, le mouvement a pris beaucoup d’ampleur. Toujours à Tel Aviv, un peu dans d’autres villes du pays. Mais c’est vrai que ça lui a donné ce second souffle, parce que ça rejoint, en quelque sorte, une pratique israélienne qui est très connue, qui est une pratique culturelle de la marche. Les Israéliens adorent marcher, faire des randonnées et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont pris cette pratique culturelle qui existe depuis qu’Israël existe, mais ils l’ont transformée, si j’ose dire, en pratique politique.
Et là, il y a eu, je dirais, une émotion générale, qu’on n’y ait participé ou qu’on l’ait vu sur les écrans de télévision. Ce qu’on a beaucoup noté aussi, c’est qu’ils faisaient appel aux villages, aux villes, tout le long de la marche, pour leur dire « apportez à boire, apportez à manger à ces marcheurs ». Et il y a eu des tonnes de dons qui ont été faits, justement, pour accompagner ce mouvement.
Est-ce qu’il peut y avoir, par exemple, un durcissement de cette contestation ?
Il peut y avoir un durcissement. Jusqu’à présent, les réservistes – j’insiste là-dessus, ce ne sont pas les soldats du contingent, on parle bien de réservistes, des civils qui sont appelés à servir à raison de trois semaines ou un mois par an – ces réservistes, actuellement, n’ont pas encore refusé de servir. Mais ils mettent en garde, en disant que si effectivement la loi passe, ils commenceront à ne pas à ne pas de présenter dans les bases militaires où ils sont affectés. Donc là, on aura un durcissement puisqu’on va passer d’une menace verbale à une application de cette menace.
Le deuxième durcissement possible, c’est celui du monde du travail. La centrale syndicale, jusqu’à présent, ne s’est pas prononcée, elle n’a pas décrété de grève générale. Mais il est vrai qu’il y a des pourparlers avec les organisations patronales. C’est du jamais-vu : des organisations patronales qui viennent voir la centrale syndicale pour lui dire d’organiser une grève générale, parce que l’on estime qu’il n’y a que ça qui peut faire reculer Netanyahu et sa coalition. Donc oui, il peut y avoir un durcissement, mais encore une fois, je pense que ce qu’on attendra, c’est l’avis sur de la Cour suprême.
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Y a-t-il également un risque de radicalisation et de violences ?
On s’interroge là-dessus. Vous savez, les manifestations israéliennes sont globalement des manifestations très bon enfant, je le dis par rapport à la situation française. Il n’y a pas de casse. Ce n’est pas dans la culture de la contestation, mais pour une raison très simple : c’est qu’en général, lorsqu’il y a eu dans l’histoire d’Israël des mouvements d’une ampleur même inférieure, le gouvernement a reculé.
En 1974, Golda Meir a démissionné à cause des réservistes qui demandaient sa démission. Là, Netanyahu reste inflexible. Et c’est vrai que dans l’histoire d’Israël, ce genre de protestations n’est jamais arrivé à ce point extrême. Il y a eu un premier recul au mois de mars. Je reconnais avoir été un peu optimiste en me disant « ça y est, ils ont compris. Les États-Unis ne veulent pas, l’Union européenne ne veut pas. Les élites économiques disent que c’est dangereux. Près d’un million de manifestations disent non. » Ils ont reculé, mais on se rend compte qu’ils ont reculé pour mieux sauter.
Et quand on n’a aucun précédent, les historiens se font modestes. Je ne pense pas qu’on ira vers une radicalisation des manifestations, mais il [faudra regarder] du côté de l’armée. On entend maintenant des centaines de policiers qui disent « nous, on ne participe pas, on ne se porte plus volontaire ». Est-ce que la contestation passera dans les rangs de l’armée elle-même, dans les rangs de la police elle-même – pas simplement chez les réservistes ? Là, c’est vrai que ce serait du jamais-vu en Israël.
• Denis Charbit, Israël et ses paradoxes, Éditions du Cavalier Bleu.