L’Europe peut-elle devenir un géant de l’industrie de défense?
Le désengagement américain dans le domaine militaire en Europe doit pousser les membres de l’UE à collaborer en matière de défense. Le sujet sera au centre du Conseil européen qui débute ce jeudi 20 mars. Mais les obstacles à cette nouvelle coopération demeurent nombreux. Tour d’horizon.
Par : Franck Alexandre
La nouvelle politique américaine initiée par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche rebat les cartes, les équilibres et les alliances historiques héritées de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe, face au désengagement américain, fait le constat de sa grande faiblesse militaire. Les États-Unis assument à eux seuls plus de 70% des dépenses de défense des pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan).
« Les Européens ont dépensé jusqu’au dernier euro les bénéfices de la paix », constate l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’Otan. Dans l’urgence, les pays européens portent l’ambition de tendre vers l’autonomie. Et pour y parvenir, ils doivent revoir les budgets de défense.
Dans le cas de la France, le budget annuel des armées devait passer de 50 milliards d’euros en 2025 à 67 milliards d’euros en 2030. La menace russe oblige Paris à accélérer. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, avance désormais un budget d’environ 100 milliards d’euros.
L’état-major français a donc revu sa copie. Il faut ajouter à l’armée de Terre 10 régiments, soit un peu plus de 10 000 hommes. La Marine a elle besoin de trois frégates de premier rang pour passer à 18 navires de ce type. Il faut aussi 30 avions Rafale supplémentaires : 10 pour le porte-avions Charles-de-Gaulle et 20 pour l’armée de l’Air. Total de la facture : plusieurs dizaines de milliards d’euros. « À Bercy, au ministère des Finances, ils sont en PLS (position latérale de sécurité) », souffle un officier de haut rang.

L’argent, nerf de la guerre
Les Européens placent désormais leur réarmement au centre de leurs priorités. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté début mars son plan pour « Réarmer l’Europe » (« ReArm Europe »). Les dispositifs proposés permettent de mobiliser 800 milliards d’euros, dont 150 milliards sous forme de prêts à court terme à disposition des Vingt-Sept afin de soutenir l’industrie de défense européenne.
Une clause de dérogation aux règles du Pacte de stabilité et de croissance sur le déficit public est prévue afin de desserrer la contrainte budgétaire et faciliter les investissements massifs dans la défense et la sécurité. Tous les experts s’accordent à dire qu’il faut en effet dépasser la règle des 3% de déficit. Car, comme le dit la cheffe de l’exécutif européen, l’essentiel de cet effort doit provenir des États membres.
Virage budgétaire, un casse-tête à l’Ouest
L’enjeu est à présent de trouver les moyens pour répondre à ces besoins de financement. Si les fonds européens peuvent aider les entreprises à travailler ensemble et relancer l’industrie de défense européenne, que peuvent faire les États qui, comme la France, ont du mal à boucler leur budget ? En 2024, la majorité des 27 pays de l’Union européenne ont dépensé plus de 2% de leur PIB dans le domaine militaire. Mais certains font mieux, et ce depuis longtemps.
Un véritable « virage budgétaire a été entamé dès 2014-2015 par une majorité d’États d’Europe de l’Est et du Sud-Est. Situés aux premières loges des actions agressives de la Russie à l’encontre de l’Ukraine, ces pays ont remis plus tôt les questions de défense au cœur de leur agenda politique et de leurs priorités budgétaires », note Hélène Masson, autrice du rapport de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Dans les États baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), où l’effort de défense se situait entre 3% et 4,2% du PIB en 2024, il pourrait passer à une fourchette comprise entre 3,7% et 5,5% en 2026. La Pologne affiche un effort budgétaire de 4,7% du PIB pour 2025 et bientôt 5%. Un objectif qui lui permettrait de devenir la première force terrestre en Europe. La Hongrie et la Roumanie suivent la même voie. En Europe du Nord, le changement d’esprit est tout aussi notable depuis deux ans.
La situation est plus contrastée en Europe de l’Ouest. Si l’Allemagne s’est décidée à faire sauter « le frein à la dette » et a adopté le « plan bazooka » de 500 milliards d’euros d’investissements, la France temporise. Alors que le gouvernement Bayrou exclut d’augmenter les impôts, la question de la mobilisation de l’épargne des Français refait surface. Le ministre de l’Économie, Éric Lombard, souhaite privilégier des produits financiers existants. Deux personnes interrogées sur trois sont prêtes à participer à l’effort national. Mais à une condition : la transparence totale de l’État sur l’utilisation de ces fonds.
Le financement est un casse-tête, mais la production de matériels l’est tout autant. L’industrie de défense est encore trop fragmentée. Les Européens sont aussi trop dépendants du matériel américain, un sérieux frein à l’émergence de géants industriels. Le parapluie militaire américain n’étant plus garanti, les Européens se livrent à une revue de leurs capacités. Des trous capacitaires apparaissent, avec la nécessité absolue de les combler.
La défense sol-air
En Ukraine, au Proche-Orient, mais aussi en mer Rouge, les conflits révèlent l’importance de la défense aérienne face aux menaces allant des missiles aux drones.
Et à l’image du « Dôme de fer » israélien, capable d’arrêter une pluie de roquettes, l’ambition est de bâtir un bouclier antimissile protégeant l’Europe. La défense antimissile, c’est un vieux sujet, et la guerre en Ukraine n’a fait que le remettre au rang de priorité. L’après-guerre froide avait fait oublier que l’enclave russe de Kaliningrad, coincée entre la Pologne et la Lituanie, peut représenter un danger.
Les missiles balistiques et hypersoniques qui y sont déployés sont de nouveau une menace pour les pays riverains de la Baltique. Pour s’en défendre, un projet, dénommé « Sky Shield », existe. Il est porté par l’Allemagne. Cette initiative, lancée il y a deux ans, vise à acheter en commun des systèmes déjà existants et complémentaires : l’Iris T allemand pour la courte portée (les roquettes et les drones), le Patriot américain pour la moyenne portée, et l’Arrow 3 israélien pour détruire des missiles balistiques hors de l’atmosphère.
Pour l’heure, 21 pays ont rejoint le programme, à l’exception notable de l’Italie et de la France. Pourquoi ? Leur principal grief est que le programme dicté par les Allemands n’intègre par leurs industries. Les deux puissances européennes n’entendent pas faire de la figuration, d’autant qu’elles ont de sérieux arguments à faire valoir. Avec le missilier MBDA, les deux pays coproduisent le système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) – Mamba. Il permet de se défendre contre des menaces aériennes conventionnelles comme des avions ou des missiles de croisière. C’est aussi le seul système de défense européen doté d’une capacité antimissile. Le SAMP/T concurrence le Patriot américain et est aussi efficace que l’Arrow 3 Israélien. Surtout, c’est un système souverain, fabriqué en Europe.
Mais le volet industriel n’est pas la seule friction qui oppose Paris à Berlin. La France continue de davantage miser sur sa force de dissuasion nucléaire, plutôt que sur un bouclier dont l’efficacité n’est pas garantie à 100%. Pour les militaires français, protéger un territoire aussi vaste que l’Europe est aussi trop coûteux et affaiblit l’idée qu’une attaque déclenchera immédiatement des représailles.
Autre manque révélé par la guerre en Ukraine : la capacité à frapper dans la profondeur, au-delà de la ligne de front, pour cibler les concentrations d’hommes et de matériel, les nœuds logistiques, les centres de commandement, les aérodromes d’où décollent les bombardiers pour lâcher leurs bombes planantes. L’Europe a des missiles de croisière ou de souveraineté comme les Scalp français ou Storm Shadow britanniques, mais encore faut-il en disposer en grand nombre. La guerre de haute intensité est un ogre insatiable, qui dévore le matériel dans des quantités effarantes.
Produire plus d’armes
Pour convaincre les États de l’UE d’acheter européen plutôt qu’américain, il faut donc produire en masse et vite. Invité à accélérer, les industriels s’organisent. Le Français Dassault, par exemple, ambitionne de fabriquer jusqu’à cinq Rafale par mois. Le fabricant de missiles européens MBDA (détenu par Airbus, l’entreprise italienne Leonardo et l’entreprise britannique BAE Systems), dont le carnet de commandes est plein (37 milliards d’euros), a augmenté ses effectifs de 50% en cinq ans (près de 19 000 salariés). Cependant, cet effort sans précédent n’est pas sans difficultés. Si l’armurier français KNDS France (ex-Nexter) parvient à produire un canon Caesar tous les quatre jours, l’outil industriel pâtit de goulots d’étranglement. Les fournisseurs ne parviennent pas à suivre la cadence.
Réunis à Paris mercredi 12 mars, les ministres des Armées de Pologne, du Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Italie et de France ont plaidé pour multiplier les partenariats industriels, a souligné le Français Sébastien Lecornu : « À quel moment va-t-on aussi vers des productions croisées sous licence ? La plupart des exportations d’équipements français en Indo-Pacifique reposent sur un partenariat avec un industriel local. Ce qu’on arrive à faire en dehors de l’Europe, c’est parfois plus difficile à faire dans une zone dans laquelle on a les mêmes normes et la même monnaie. »
C’est tout l’enjeu du passage à l’échelle pour créer, au niveau européen, des géants industriels, souligne Jean-Christophe Noël, chercheur associé au Centre des études de sécurité de l’IFRI : « Tout le monde veut avoir ça part du gâteau. Mais c’est loin d’être évident. Dassault, par exemple, maîtrise la conception d’avions de chasse. Ils n’ont pas forcément envie de partager leur savoir-faire. Pour les chars, ce sont plutôt les Allemands qui sont en pointe. Mais on a su faire Airbus, donc cela n’est pas impossible. »
Leonardo, qui s’est engagé dans une coopération tous azimuts, peut faire figure d’exemple. Le géant italien de l’aéronautique et de la défense et le groupe turc Baykar, spécialiste de la fabrication des drones, ont signé le 6 mars un accord pour créer une coentreprise de production de drones. Son siège se situera en Italie. Si ce rapprochement va ouvrir le marché européen à l’entreprise turque (premier exportateur mondial de drones armés), le patron de Leonardo y voit aussi son intérêt. Le marché européen des drones, civils ou militaires, devrait dépasser les 100 milliards de dollars au cours des dix prochaines années.
Leonardo a également noué un partenariat avec l’Allemand Rheinmetall pour produire en Italie les futurs véhicules blindés de l’armée italienne. Et il s’est engagé avec les Britanniques dans le projet d’avion du futur Tempest.
Le F35 américain, symbole des nouvelles hésitations européennes
Le dernier rapport du Sipri rappelle la dépendance marquée de l’Europe aux équipements militaires américains, et le F35 incarne parfaitement ce paradoxe. Conçu comme un avion furtif de cinquième génération, ultra-perfectionné et coûteux, il est devenu le fleuron des achats outre-Atlantique. Toutefois, malgré l’absence d’un « kill switch » permettant une désactivation à distance, l’appareil fait l’objet d’inquiétudes légitimes quant à son autonomie réelle – Washington peut en effet surveiller en continu les performances et l’utilisation de l’appareil.
Ce contrôle discret mais omniprésent suscite un vif débat au sein des pays européens, qui ont commandé plus de 500 exemplaires. Et la roue semble tourner. Le Portugal étudie désormais des alternatives pour remplacer sa flotte de F16, tandis que l’Allemagne, la Suisse et la Grèce expriment des réserves, la capitale hellénique redoutant un verrouillage à distance en cas d’escalade avec la Turquie. Un questionnement que n’ont pas, cependant, toutes les capitales : Paris, par exemple, ne fera aucune infidélité à son Rafale.
Le spatial, l’autre angle mort
Si les Européens manquent d’armes, ils manquent aussi d’outils électromagnétiques et satellitaires pour être autonomes sur le champ de bataille vis-à-vis des États-Unis. Cela concerne notamment les radars, utilisés par exemple pour détecter des missiles tout juste lancés – et leur trajectoire, mais aussi les satellites. Selon leur type, ces derniers servent au positionnement (grâce au système GPS ou Galileo), à l’observation (mouvement de troupes, état d’un terrain donné en temps réel…), aux communications entre militaires, ou encore au guidage de drones, d’avions et de véhicules sur le terrain.
Symbole de l’infériorité numérique des Européens en la matière, la fusée Ariane 6 a mis en orbite le 6 mars le satellite militaire espion français CSO-3 avec plus de trois ans de retard sur le calendrier initial. Les pays du continent disposent d’une quarantaine de satellites militaires contre plus de 200 pour les États-Unis. En plus des satellites à usage strictement militaires, les Européens souhaitent réduire leur dépendance à d’autres satellites, initialement destinés à un usage civil : ceux de Starlink. Le système d’accès à internet de l’entreprise SpaceX « est la colonne vertébrale de l’armée ukrainienne. L’intégralité de leur ligne de front tomberait si je le désactivais », avertissait le 9 mars son patron, Elon Musk.
Le milliardaire d’origine sud-africaine, devenu l’un des bras droits de Donald Trump, a démenti deux fois. Pourtant, il refuse déjà de les activer en Crimée occupée ou encore dans la région russe de Koursk. De plus, la suspension pendant près d’une semaine, début mars, de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, pousse les Européens à s’organiser pour trouver des remplaçants. « Si SpaceX s’avère être peu fiable, nous serons contraints de chercher d’autres fournisseurs », a ainsi écrit sur X le 9 mars le ministre polonais des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski. Varsovie paye « 50 millions de dollars par an », assure-t-il, pour financer la moitié des près de 40 000 terminaux Starlink déployés en Ukraine. Dès le début de l’invasion russe à grande échelle en 2022, le système américain s’est imposé comme un outil clé pour l’armée ukrainienne, en particulier pour opérer ses drones sur le terrain.
Qui pour remplacer Starlink ?
Un seul autre opérateur fournit un accès à internet via une constellation de satellites en orbite basse ayant une couverture mondiale : le groupe franco-britannique Eutelsat. Ce dernier est déjà présent en Ukraine et compte le gouvernement de Kiev parmi ses clients, rappelle sa patronne, Eva Berneke. Le 6 mars, elle assurait à Bloomberg qu’avec du soutien financier, l’entreprise serait en mesure de fournir sous « deux mois » environ 40 000 terminaux (antenne, routeurs…) s’il fallait prendre le relais de Starlink en Ukraine. L’action du groupe a ainsi bondi de près de 300% depuis le 28 février, après avoir baissé ces derniers mois.
Sauf qu’Eutelsat dispose de moins de satellites (630 en orbite basse) que Starlink (plus de 7 000). Ce qui interroge certains experts consultés par RFI sur sa capacité à absorber l’ensemble des utilisateurs ukrainiens de Starlink. En outre, Eutelsat pratique des prix plus élevés que son concurrent américain (jusqu’à 10 000 euros environ pour ses plus grandes antennes contre 589 dollars pour la firme d’Elon Musk), en plus d’un abonnement mensuel allant jusqu’à plusieurs centaines de dollars.
L’UE envisage donc aussi d’autres options. En premier lieu, la Commission voudrait pouvoir mettre à disposition de l’Ukraine son programme de communications gouvernementales par satellite GovSatCom. Cette initiative met en commun les capacités de satellites européens (militaires et civils) existants. Elle serait opérationnelle dès le milieu de cette année, mais l’accord des pays membres est indispensable pour que l’Ukraine puisse en disposer.
Une piste complémentaire consisterait à faire appel aux services de SES (Luxembourg) ou encore de Hispasat (Espagne). Néanmoins, leurs satellites sont en orbite moyenne ou géostationnaire (plus loin de la surface de la Terre), ce qui peut impliquer une latence plus importante. L’Europe mise donc sur une combinaison d’outils, avant le renfort qui pourra être apporté par le programme de satellites de communication européen Iris², 300 satellites en orbite basse et moyenne qui seront déployés à partir de 2030.
L’IA sur le champ de bataille
Si les champs de bataille ne sont pas encore peuplés de robots tueurs, les algorithmes de l’intelligence artificielle se font une place sans cesse grandissante dans les systèmes d’armes. Radars hyper-adaptifs nourris au deep learning, cartographie, acquisition de cibles, partage automatisé d’information et drones d’attaques construits autour d’un logiciel dopé à l’IA… La guerre d’Ukraine sert de laboratoire.
Là aussi, l’Europe ne veut pas être « en retard d’une guerre », explique Bertrand Rondepierre, directeur l’agence ministérielle française de l’IA de défense (Amiad), créée en 2024. « On est vraiment sur une mutation avec une massification de drones à bas coûts, versus des gros objets très chers. C’est une mutation qu’il faut prendre en compte et qu’il faut suivre », insiste-t-il. La start-up française Helsing a ainsi développé l’HX-2, un nouveau type de drone d’attaque, capable de détruire avec précision des objectifs d’artillerie ou encore des blindés tout en résistant aux brouillages adverses. L’entreprise, nous dit son fondateur Antoine de Braquilanges, a répondu à l’appel du général ukrainien Valeri Zaloujny pour obtenir, d’entreprises venues du civil, une percée technologique : « L’entreprise [Helsing] a annoncé un certain nombre de partenariats pour offrir aux Ukrainiens cette masse à bas coûts, mais qui est augmenté avec de l’IA et qui est donc rendue un peu plus intelligente. »
L’IA remodèle l’art de la guerre et s’impose comme l’alliée indispensable face au déluge d’informations dont disposent les armées. L’IA offre plus de vélocité, mais pas seulement, indique Marc de Fritsch, directeur de MASA, leader mondial des logiciels pour l’entraînement des états-majors : « Accélérer la décision, c’est là, à mon avis, qu’est le plus gros enjeu. »
Les solutions existent, restent à les concrétiser. Les entreprises d’IA de défense plaident donc pour la création d’un « Airbus » du secteur, sujet qui était d’ailleurs au cœur du sommet de Paris en janvier dernier. « Comment est-ce qu’on passe à l’échelle industrielle ? Comment le faire à l’échelle européenne ? Nous, on pense qu’on a des solutions, insiste Antoine de Braquilanges, mais tout cela relève d’une volonté de politique industrielle. »