Dr Pascal Oudiane : « Nous pouvons nous préparer à être dans une situation d’insécurité »

Au rythme de la fréquence élevée des morts violentes provoquées ces derniers jours, hors suicides et accidents de la route, le Sénégal est en état d’insécurité réelle,  selon le sociologue Pascal Oudiane, de l’université Gaston Berger de Saint-Louis. Pour l’enseignant-chercheur, « nous pouvons nous préparer à être dans une situation d’insécurité et non plus de peur de l’insécurité ».  Il est aussi revenu dans cet entretien sur les causes qui peuvent pousser à commettre ces meurtres très violents.  

Le Sénégal pas encore en état d’urgence  

« Des actes isolés ne peuvent pas soutenir un état d’urgence et d’insécurité.  Par contre, l’organisation qui s’apprécie dans le cadre du décisionnel peut et doit être en alerte orange en termes de criticité risque.   Le niveau de fréquence d’un risque est un indicateur fort de présence du phénomène. Pour les agressions criminelles, la fréquence est élevée même si elle fluctue au gré des périodes comme un événement religieux national, des élections politiques, les vacances d’été, les navétanes, la lutte. Il y a lieu de tenir des statistiques en collectant le nombre de plaintes déposées par jour et par semaine dans la région de Dakar et sur le territoire national au sein des services de police et de gendarmerie, entre autres. Cependant, il faut associer à cette récurrence, l’indicateur « impact » de la survenue de l’événement criminel notamment sa gravité sur les hommes, leurs activités à se rendre au travail ou au marché, leurs sorties nocturnes ou matinales et les institutions sociales, parenté et famille, communauté, citoyen et de quartier.  Le niveau d’irréversibilité des impacts des agressions criminelles n’est plus loin d’atteindre, pour la ville de Dakar comme pour le Sénégal, un niveau critique notamment le niveau rouge. Nous pouvons nous préparer à être dans une situation d’insécurité et non plus de peur de l’insécurité. Le décisionnel doit anticiper. Autrement dit, l’Etat peut anticiper pour mettre en place un plan d’action de niveau orange ».

Les aspects de lecture de la gravité  

« Cette gravité se lit sur trois aspects. D’abord sur la base de réactions individuelles qui peuvent accroître les crimes isolés à cause de l’effet d’imitation. Nous savons que le devenir criminel est contagieux. Ensuite, la gravité se lit sur la base des réactions populaires en termes de vindicte populaire pour se faire justice. Et enfin, elle se lit sur la base d’une désagrégation des référents sociaux, par exemple un oncle qui tue volontairement ou involontairement à l’issue d’une altercation son neveu à coup de couteau. Celui-ci ne tient plus compte des institutions d’orientation sociale ».

Tuer équivaut à briser un lien social  

« Tuer un être humain, c’est tuer une société car elle équivaut à briser le lien social.   La société est en danger. Pour tuer, il faut en recevoir le pouvoir de la société. En général, il y a un statut qui encadre ce geste. C’est la justice d’Etat.   Par contre, si elle n’est pas couverte par la légitimité sociale, l’action de tuer, de manière récurrente ou isolée, fait sortir son titulaire actant de la société. Elle brise les liens qui relient l’individu au reste de son groupe d’appartenance.   Comment comprendre la mort d’Abdou N’daffa Faye en 1967 qui est différente de celle de l’agresseur brulé vif à Thiès au matin du 15 Août 2024,  et de celle d’Aziz Dabala avec son neveu  Wally à Pikine le dimanche 24 Août 2024, ou de celle du jeune taximan Diallo à Grand Yoff qui a reçu une balle dans la nuit du 28 au 29 Août 2024 ? Ce sont des morts provoquées dont une seule est légitime. C’est celle de Abdou N’daffa. Elle a été exécutée par la justice d’Etat. Par contre, une victime morte sous le feu d’une vindicte populaire n’est point appréciée comme une mort légitime au même titre que les autres précités. Les causes de ces morts provoquées non légitimées créent des événements criminels. Nous en sommes là ».

Analyse de ces actes dans la société  

« Les actes en société ont un sens. Infliger une sanction punitive reste un lien social. Elle crée depuis la personne punie une réaction appréciable de la part de celui qui fait l’action de punir. Par contre, tuer voire éliminer une vie, c’est briser le lien social qui permet l’opportunité de recevoir une action significative venant d’un autrui, d’un être vivant socialisé et évoluant dans un environnement donné, que celle-ci soit porteuse de douleur, de colère ou non. Un tueur ne reçoit jamais la réaction de sa victime. Ce qui peut le faire souffrir, c’est le sens qu’il donne à son acte ».

Précarité et échec de l’éducation, des causes plus en vue   

« La précarité pousse à la violence et au crime sur quatre points de prétexte. D’abord le prétexte de la reproduction d’une économie criminelle. Celle-ci se fait avec une organisation notamment des bandes portant des stratégies et plans d’action. Ensuite la jalousie entre des individus d’une même famille ou non, qui découle de la différence de capitaux détenus de part et d’autre. Celle-ci suscite une férocité dans l’appropriation du capital qui peut être bien entendu à l’origine d’un crime. En troisième, la pression familiale et communautaire. La première bouscule notre égo à partir de nos responsabilités difficiles à assumer du fait de la conjoncture. La seconde nous impose le regard social punitif sur notre éventuel échec et nous pousse à chercher des stratégies de survie. En quatrième, c’est la longue attente pour accéder aux ressources de la liberté et à la réussite. Cette longue attente est causée par le « conflit de génération » dans lequel les jeunes ont du mal à percer, selon leurs talents et leur culte du travail.

Nous devenons violents, parce que nous voulons réussir et nous libérer de la précarité. L’échec de l’éducation  doit assumer les instances d’orientation que sont la famille et l’école. Les jeunes ne veulent plus durer sur les bancs de l’école. Ils veulent travailler. La perception change car l’école produit beaucoup plus de chômeurs ou de dépendance économique que d’entrepreneurs riches. Les parents sous la pression de la conjoncture se désengagent de l’éducation des enfants ».

Propos recueillis par  Denise ZAROUR MEDANG  

SOURCE SUDQUOTIDIEN

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