Entre Vuitton et des artisans roumains, la blouse de la discorde
Vuitton? Dans le village roumain de Vaideeni, au pied des montagnes des Carpates, les habitants n’avaient pour la plupart jamais entendu parler de la marque de luxe française. Jusqu’à ce qu’une blouse blanche brodée aux motifs noirs fasse son apparition dans la collection plage..
Quand ils ont vu début juin la photo de mannequins portant le fameux modèle dit “ie”, emblématique du folklore national, leur sang n’a fait qu’un tour.
“Je n’accepte pas qu’on vole notre costume”, s’emporte Maria Gioanca, l’une des 20 dernières couturières du village de 3.600 habitants, rencontrée par l’AFP à l’occasion d’une récente fête populaire mettant à l’honneur la tenue dans de joyeux défilés.
“Pourquoi ridiculiser notre mode?”, renchérit Ioana Staniloiu, 76 ans, qui juge la réplique “très mauvaise”.
Le ministère de la Culture a demandé à l’enseigne Louis Vuitton (groupe LVMH) de “reconnaître l’inestimable héritage culturel” roumain, “source d’inspiration à travers les âges” pour les créateurs du monde entier.
D’Yves Saint Laurent à Jean Paul Gaultier, de Kenzo à Dior, le luxe a souvent fait des emprunts au patrimoine roumain.
Mais par l’effet des réseaux sociaux, les réactions sont désormais fulgurantes et partout dans le monde, de plus en plus de peuples montent au créneau pour se défendre contre l’appropriation par les marques de leur image.
‘Violation des droits culturels’
Soucieux d’éviter que la polémique ne s’envenime, Vuitton a présenté ses excuses à l’Etat roumain pour l’erreur et a discrètement retiré le produit de la vente.
Quarante des 60 exemplaires disponibles avaient déjà trouvé preneur pour plusieurs milliers d’euros chacun, quand il faut aux artisans roumains un mois pour fabriquer une blouse dans les règles de l’art, au prix final de 300 à 400 euros.
L’information a été donnée par la presse roumaine mais aucune annonce officielle n’a été faite. Contacté par l’AFP, un porte-parole a confirmé la véracité des articles sans souhaiter s’exprimer publiquement.
C’est une association, “La blouse roumaine”, qui a crié au scandale. Depuis 2017, elle lance des campagnes en ligne pour demander aux marques de “créditer” la Roumanie pour tout vêtement inspiré de son folklore.
Et peut se targuer d’un certain succès: sous la pression, la créatrice américaine Tory Burch a ainsi consenti à modifier la description d’un manteau.
Dans le cas de Vuitton, le message publié sur Facebook, accusant le groupe français de “violation des droits culturels” des communautés, a rencontré un vif écho, raconte la fondatrice Andreea Tanasescu.
“Bien sûr nous sommes ravis” de ce coup de projecteur inattendu, mais “les gens ont été blessés que l’origine ne soit pas mentionnée”, dit-elle à l’AFP.
Ils n’ont pas apprécié non plus que cette blouse sacrée aux yeux des Roumains se retrouve reléguée à la collection plage.
Un manque de tact qui aurait pu être évité si l’enseigne avait “passé du temps avec la communauté et noué des liens”, plaide cette ex-directrice de casting de 49 ans, alors que le ministère a évoqué une possible collaboration avec Vuitton à travers des expositions et événements. “On a tous à y gagner”, lance-t-elle.
Difficile ‘transmission du savoir’
Parmi les experts du secteur, on déplore aussi que Vuitton ait pris le sujet à la légère. Florica Zaharia, qui a ouvert le premier musée du textile de Roumanie en 2018 après quasiment trois décennies au Metropolitan Museum of Art de New York, insiste sur l’importance de protéger “une esthétique exceptionnelle”, saluant “l’élégance discrète” et “la beauté” de ces tenues.
Certes la blouse n’est pas brevetée mais cet artisanat roumain spécifique est entré au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2022.
Mais d’autres voix jugent de telles controverses stériles. Au lieu de “laver son linge sale en public”, mieux vaudrait “s’assurer de la transmission du savoir auprès des jeunes générations”, estime Horatiu Ilea, commissaire du musée de la culture paysanne de Bucarest, prônant des actions concrètes de formation.
Ileana Baluta, institutrice de 38 ans qui s’est mise à la couture, ressent avec l’âge “le besoin pressant” de perpétuer la tradition et d’attirer une nouvelle clientèle.
Mais chez les aînés, l’inquiétude est palpable. L’artisane Ioana Staniloiu confie avoir “peur pour l’avenir” : sa fille et ses quatre petites-filles ont toutes quitté le village, oubliant au passage le maniement de l’aiguille appris dans l’enfance.